Quid novi Alain

novembre 23, 2013 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Jehan Alain    Choral cistercien pour une élévation (Orgues nouvelles n°11)

Il y a quelque chose d’attachant à imaginer cette miniature comme griffonnée à la hâte ou tombée d’un cahier d’esquisses. C’est là en effet son destin : redécouverte en 1951 à l’abbaye de Valloires (Somme), elle avait été écrite en 1934 par Jehan Alain pour l’organiste du lieu, Jeanne Salzani. Il lui avait offert cette page sans même en prendre une copie…

Valloires

La famille Alain, et tout particulièrement Jehan, étaient des familiers de l’abbaye, qui était alors un « preventorium pour enfants » : il y passera de nombreuses vacances. L’orgue de l’abbaye deviendra donc un compagnon privilégié de l’interprète, de l’improvisateur et du compositeur. Trois pièces au moins sont directement écrites pour cet instrument : le Postlude pour l’Office de Complies, et les plus modestes Complainte pour que Poucette joue l’orgue de Valloires et Choral pour une élévation. Les spécificités de cet instrument sont détaillées par Alain dans plusieurs de ses lettres : « Il y a ici un orgue à trois claviers manuels qui est splendide et qui est placé dans le local plus accoustigénique (sic) que j’ai jamais rencontré ! Il a des vieux jeux qui ont 2 ou 300 ans qui ont une saveur ! Malheureusement, il a un défaut énorme : il n’est pas au diapason ! […] Mais cet instrument est pourtant merveilleux à jouer vers 11heures du soir quand le silence est absolu dans la campagne et qu’on joue pianissimo les notes graves de la pédale qui font trembler l’atmosphère… c’est vraiment émouvant. »[1] Bien sûr, cet intérêt procède d’une tendance générale de l’époque, qui redécouvre les sonorités de l’orgue classique français. Mais, tout autant que les sonorités, c’est « l’esprit » de la musique ancienne qu’Alain cherchera à capter, sans pastiche aucun : quête dont témoigne ses écrits et qui trouvera son aboutissement dans les  Variations sur un thème de Clément Janequin. Il vise ainsi à lier sonorités, écriture et esthétique dans une même continuité de pensée.

 « Ces sonorités fines qu’on peut entrecroiser dans la douceur

… et qui donnent un tissu sonore transparent et fluide dans les doigts, comme un voile de soie.»

Cette phrase tirée du carnet de notes de Jehan Alain semble décrire une certaine manière d’écrire pour l’orgue qui lui est chère : le début du Scherzo de la Suite,  le Jardin suspendu ou l’Intermezzo  s’y rattachent, mais notre Choral cistercien également. Les deux mains jouent en effet sur deux sonorités très voisines et dans la même tessiture. La perception de la polyphonie en est bouleversée : où se trouve la basse au premier système ? Où se trouve la mélodie au deuxième système ? Elles semblent circuler d’un clavier à l’autre, en un subtil jeu d’échange. Cette écriture entrelacée pourrait rappeler la partie centrale de la Pièce héroïque de Franck, la confusion des timbres en plus : pour ce dernier aspect, le modèle de Tournemire serait-il présent ? Grâce à la parenté de registration des deux claviers, notre oreille est désorientée: elle ne sait plus si elle doit suivre un timbre précis (un clavier) tour à tour mis en évidence ou plus enfoui, ou bien se focaliser sur une tessiture, qu’elle entend alors changer légèrement de timbre, prêtant une attention nouvelle à la finesse des sonorités grâce une écoute « en diagonale » de la partition. Les deux dernières mesures avant l’accord final résument superbement cette ambiguïté : alors que le choral a suspendu sa marche, un doux balancement fait s’entrecroiser quelques fa dièses et mi en une « micro-polyphonie » en écho.  On veillera donc à chercher la registration la plus équilibrée possible (fût-elle réduite aux 8 pieds seuls) et à maintenir un legato parfait pour rendre compte des finesses cachées de cette page, qui, l’air de rien, a beaucoup à nous dire…


[1] Lettre à Denise Billard, 5-6 septembre 1930, citée d’après l’ouvrage d’Aurélie Decourt.

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