Quid novi Leguay

mai 1, 2016 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque mois dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue

Jean-Pierre Leguay : « D’une rive l’autre », 1er mouvement de la Troisième Sonate (2005-2006)

Dualités

Chacune des trois premières Sonates pour orgue de Jean-Pierre Leguay est un ample diptyque. L’antique dialectique des tonalités ou des thèmes de la forme sonate est élevée à l’échelle de l’architecture de l’œuvre entière, en deux entités profondément dissemblables et pourtant secrètement complémentaires : de ce point de vue, les modèles de la 32e et dernière Sonate de Beethoven et de la Première Sonate de Boulez ont assurément leur place dans leur arbre généalogique. Ils nous rappellent ce qu’engage ce symbole de la Sonate comme construction d’un monde, rêvé dans son autonomie presque sauvage puis patiemment édifié. « D’une rive l’autre » : sans vouloir rabattre ce titre vers une interprétation trop littérale, il suggère pourtant avec simplicité et force les états extrêmes du son qui sont installés par le compositeur en ouverture et en clôture. Des blocs de marbre projetés dans la résonance de l’édifice d’une part, un lent tissu reptilien de cloches liquéfiées d’autre part. Et, sur chaque rive, cette idée qu’il y a quelque chose d’autre à entendre, décentrement de l’écoute permis par l’ampleur de chacune de ces deux idées musicales : dans l’une, autant que les blocs, leur subtile désagrégation dans la réverbération habitant des temps de « silence » qui sont ainsi tout sauf vides ; dans l’autre, autant que des tenues, la multitude des vibrations créant comme un second étage de polyphonie mettant à distance le son supposé « figé » de l’instrument. Entre ces deux rives, pas de « à », vous l’aurez noté : s’agit-il d’un trajet ou d’une formule d’équivalence (comme dans  « d’une pierre deux coups ») ? Parvenir à liquéfier des blocs de marbre résonants : voilà une utopie sonore que Jean-Claude Risset fut le premier à réaliser à la toute fin des années 1960 par le biais des premières synthèses par informatique. Ecrire le lent trajet de l’un vers l’autre et en faire le support de la forme : un défi que n’auraient pas renié peu de temps après Gérard Grisey ou Tristan Murail. Jean-Pierre Leguay, cependant, n’est pas l’homme des trames dont le processus évolutif pourrait à lui seul constituer l’oeuvre. Il garde quelque chose du tailleur de pierre, agençant comme son maître Messiaen un vitrail de situations sonores contrastées, se souvenant également du goût pour l’imprévisible du dernier Debussy. Et il n’aime rien plus que la métaphore du libre vagabondage du promeneur pour dire avec des mots cet enchâssement de rencontres inattendues dont est faite sa musique.

Arêtes

Les arêtes de la forme ainsi constituée, faite d’instants brefs très fortement individualisés se faisant parfois écho à distance, sont périlleuses et passionnantes pour l’interprète. Celui-ci se retrouve, bien plus encore qu’à l’habitude, co-concepteur de la forme. A petite échelle, il doit bien sûr donner à chaque moment son identité, son dessein, son poids, sa marche. Mais il doit surtout reconstruire leur agencement, donner vie à l’interruption, au contraste. La notation précise et toujours mobile des silences entre chaque petite section est la trace, figée dans l’écriture, de cette diversité. Dans la musique tonale (disons, chez Brahms par exemple), les silences séparant deux phrases sont toujours réinventés par l’interprètes en fonction des tensions harmoniques principalement : chaque détail de leur allongement ou raccourcissement peut faire sens, comme quand dans la prononciation d’une phrase (verbale), le retard même à peine perceptible d’un mot peut être lourd de significations. Ici, le compositeur note certes avec précision la durée de ses silences, mais tout reste à faire pour l’interprète, notamment car il n’a pas d’outils prêts à l’emploi qui lui permettraient de caractériser aisément le degré de tension d’un accord ou d’un ensemble harmonique, comme pourrait le faire le chiffrage harmonique chez Brahms. Il doit sentir tout cela par lui-même (dans la musique tonale aussi en réalité : la grille de lecture analytique n’est qu’une béquille !) et se fabriquer ses propres outils. Bref, contrairement à ce que l’on pense souvent, la musique d’aujourd’hui (et celle de tous les aujourd’hui, ceux qui ont eu lieu hier et continueront demain) a pleinement besoin d’interprètes au sens le plus vrai et le plus profond du terme : des déchiffreurs de langages inconnus (et pas seulement des « prononciateurs » de syllabes), des Champollion prêts ensuite à monter sur les planches pour faire prendre vie à leur lecture et révéler leur compréhension de mondes insoupçonnés.

Vider l’orgue

Pour terminer, l’on attendrait un commentaire des registrations singulières de ce premier mouvement. Je me limiterai à une constatation très simple : l’orgue y a perdu ses 8 pieds. Un orgue sans 8 pieds, si ce n’est un cromorne dans les accords d’ouverture… L’imaginez-vous ? Il faudrait peut-être pour nous y aider des métaphores visuelles (imparfaites) : un gratte-ciel vidé de son centre au point de prendre la forme d’un sablier peut-être. Ou un tableau peint directement sur l’air et non sur une toile. Il y aurait là comme un gigantesque développement du vieux principe du « mélange creux », l’une des toutes premières tentatives de manipulation artificielle du timbre, parvenu ici à un tel point d’accomplissement qu’il reconstruit tout un orgue à lui tout seul, par soustraction, et génère même un langage musical nouveau, sculpté par l’organisation préalable des ensemble de jeux de mutations. Cela laisse songeur : n’y a-t-il pas dans quelques autres vieux « trucs » d’organiste des germes propres à refonder avec tant de puissance un univers musical ? On entr’aperçoit à la faveur de cet exemple ce que peut être la force d’un créateur : voir dans un élément souvent commun, circonscrit, un potentiel. Et édifier ainsi, à force de rêves, des chemins vers d’autres rives.

Quid novi Ligeti

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György Ligeti : Deuxième Etude « Coulée »

Au fur et à mesure que s’éloigne le XXe siècle, la musique de György Ligeti (1923-2006) confirme sa place incontournable : sa farouche indépendance l’a conduit à se détacher de l’avant-garde de son époque pour proposer des voies nouvelles d’exploration musicale dont l’héritage perdure aujourd’hui. Dans les années 1960, alors que ses contemporains se détournaient de l’instrument, il a vu dans l’orgue un véhicule idéal pour sa pensée musicale, d’abord avec Volumina (1962) puis les deux Etudes (1968) ; en retour, le regard sur ce qu’est notre instrument s’en est trouvé durablement transformé.

 L’expérience du studio

Quand, en 1956, Ligeti fuit Budapest, il est invité à Cologne où il s’initie à la technique de la musique électronique au studio de la Westdeutsche Rundfunk (WDR). La radio abrite alors, sous l’impulsion artistique de Stockhausen notamment, des recherches appelées à bouleverser le monde musical. Sans le concours ni de l’écriture musicale traditionnelle, ni des instruments, on y édifie un nouveau monde sonore à partir de générateurs électroniques. Période d’utopies et d’ « artisanat furieux » (les moyens techniques sont encore dérisoires) qui constitue pourtant la racine de bien des innovations qui nous sont aujourd’hui familières. Ligeti a souvent témoigné de ce que l’expérience du studio avait bouleversé son travail de compositeur, par exemple dès Atmosphères (1961) ou l’orchestre est métamorphosé en un gigantesque tissu unifié. Il insiste notamment sur un phénomène psycho-acoustique qu’il nomme « seuil de fusion » : à l’image de la persistance rétinienne exploitée au cinéma, il existe un seuil (environ 20 sons par seconde) au-delà duquel notre oreille ne peut distinguer des sons individuels. L’électronique permet de l’explorer en manipulant aisément des sons dont la durée est inférieure à 50 millisecondes. Ligeti joue avec cette limite et s’intéresse aux états transitoires où notre perception est désorientée : entendons une suite de sons ou une trame en évolution continue ? un rythme ou un timbre ? Science de l’homme et technologie s’associent pour être à la source de nouvelles sensations musicales.

Du studio à l’instrumental : micro-polyphonie et virtuosité

Quelles conséquences en tirer dans l’écriture instrumentale ? Comment retrouver avec la richesse des timbres instrumentaux ces phénomènes entrevus avec les moyens, certes très précisément contrôlables mais assez pauvres auditivement, de l’électronique de l’époque ? Dans un premier temps, Ligeti cherche à reconstituer les illusions perceptives du « seul de fusion » découvert en studio en élaborant une technique polyphonique qu’il nomme « micro-polyphonie ». Les mouvements individuels des voix, les couches rythmiques différenciées, sont tellement imbriquées qu’elles fusionnent en une texture en mouvement, un nuage en évolution qui ne semble plus avoir de contours : le Requiem ou Lontano en sont des exemple caractéristique. Dans sa seconde Etude pour orgue, et dans Continuum pour clavecin (deux pièces jumelles en quelque sorte), l’illusion d’une continuité fluide n’est plus assurée par la polyphonie, mais par la virtuosité de l’instrumentiste soliste : il s’agit bien, dans l’idéal, de lui faire dépasser les 20 notes par seconde ! Seuil illusoire cependant, puisqu’il est à la fois celui qui limite les impulsions nerveuses venant de l’oreille au cerveau et celles allant du cerveau aux doigts… Pour Ligeti, « le flux musical doit atteindre une vitesse telle que les sons individuels se fondent presque dans la succession. » Tout est dans le presque : paradoxalement, il voit dans la connaissance objective des nos capacités auditives la source des nouvelles directions pour l’indéfini et le transitoire.

Une poétique

Expériences de laboratoire, psycho-acoustique, virtuosité diabolique : si l’on n’y prend garde, la manière de parler de cette pièce, et les représentations que nous nous en faisons pourraient facilement tomber dans les clichés des discours sur la musique du XXe siècle, mêlant rhétorique de la rupture et scientificité plus ou moins approximative. Ce serait être très loin de la pensée de Ligeti : ses recherches sonores sont guidées par une poétique forte et très personnelle, qui les arrachent à leur statut de simples faits acoustiques, aussi raffinés soient-ils. (Il est aussi fasciné par Lewis Carroll que par les figures fractales, par Keats que par les dessins d’Escher.) En témoignent les dernières lignes de la notice qu’il a rédigé pour Coulée : « la représentation mentale de machines monstrueuses, sans finalité, qui engloutissent le temps et bourdonnent avec une implacable constance puis se taisent tout à coup de manière inattendue, revient sans cesse dans mes compositions récentes. Coulée représenterait en quelque sorte une machine « liquéfiée » ». Ligeti prévoyait initialement d’écrire quatre études. Des deux qu’il ne réalisa jamais, il ne nous reste que les titres : « Le son royal » et « Zéro ». A nous d’imaginer quelles étranges machines Ligeti aurait encore pu inventer…

 

Quid novi Litaize

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Gaston Litaize : Lied

« Cantabile » des Trois pièces de Franck, « Lied » des Pièces en style libre de Vierne, le Lied de Gaston Litaize s’inscrit dans la tradition d’un presque-genre : il s’agit bien de créer à l’orgue l’illusion du chant, que celui-ci soit proprement vocal (voix de la scène, voix du salon) ou passe par l’intermédiaire d’un autre instrument (chez Vierne et Litaize, l’écriture est bien plus proche du violoncelle que de la voix), et d’en faire le sujet propre d’une pièce.

Thème

Composé en 1932, le Lied est l’œuvre d’un jeune homme de 23 ans, récemment couronné d’un premier prix d’orgue du Conservatoire, mais qui ne fréquente pas encore la classe de composition d’Henri Büsser, où il côtoiera peu de temps après Marcel Bitsch, Jacques Chailley et Henri Dutilleux. L’organisation de l’œuvre porte la trace de l’enseignement du Conservatoire, et notamment de celui de Dupré. Dans ce cadre, l’un des fondements essentiels du savoir-faire du compositeur et de l’improvisateur est la maîtrise du couple « thème-commentaire ». Inventer un thème, une phrase musicale y constitue le geste premier de la composition : les phrases musicales sont organisées selon quelques modèles académiques tirées des œuvres classiques et romantiques. Celui de Litaize est un vaste « antécédent-conséquent » de 16+16 mesures. L’enseignement du Conservatoire perpétue ainsi les principes d’équilibre tirés des modèles classiques mais les amplifie notablement : à partir d’une modèle de phrasé mozartien, le thème prend des proportions beaucoup plus vastes, telles qu’on peut les trouver chez Franck notamment, jalon essentiel du canon de l’institution. Si Litaize a peut-être eu la Prière de ce dernier sur sa table de travail (mémorable exemple d’un long antécédent-conséquent de 16+16 mesures, dans un caractère proche par ailleurs), ses professeurs se seront tout au moins chargés de lui en transmettre l’essentiel. Le thème de Litaize, dans ses courbes et contrecourbes, dans sa progression expressive, dans sa cohérence jamais démonstrative, est un modèle du genre, et dépasse bien sûr de très loin l’exercice d’école, tout en en étant clairement issu.

Commentaire

Que faire après avoir énoncé un thème ? Dupré, dans son Traité d’Improvisation propose de « répondre au thème » en lui « donnant un Commentaire » : commentaire « nouveau » s’il s’oppose au thème, commentaire « déduit » si cette phrase s’inspire des rythmes et des contours mélodiques du thème. Cette remarque édictée comme une loi à l’usage de l’apprenti synthétise quantité de strates historiques de théories de la composition. (On raconte que Franck, enseignant l’improvisation, réclamait, après une belle phrase, sa « cousine » : métaphore riche de sens du « commentaire déduit ».) Si le terme de commentaire est devenu ensuite un outil d’analyse un peu flou, il désigne en réalité à l’origine un technique de composition précise, dans un cadre historique et géographique bien particulier. Litaize, comme il l’a appris, va donc inventer 8+8 mesures de commentaire, plutôt « nouveau » que « déduit » : toujours ces carrures, propres à rassurer le jeune élève-compositeur, puisqu’elles balisent par avance le temps à parcourir. Le souvenir de Ravel y est évident, dans les harmonies et les courbes mélodiques : celui-ci est d’ailleurs au faîte de sa gloire en 1932 (l’année de la création des deux Concertos pour piano). Eric Lebrun aime entendre dans le délicat duo qui termine chaque incise de ce commentaire un souvenir de la princesse de L’Enfant et les Sortilèges, dont le chant émouvant s’entrelace avec la flûte…

Retour du thème

Le commentaire a pour but de ramener au thème, qui sera par deux fois entendu en canon. D’abord à l’intervalle d’octave, puis, après un deuxième commentaire bien plus ample, à la seconde (cas plutôt inhabituel, mais dont on sait que Dupré était friand). J’avais déjà commenté dans cette chronique cette obsession du canon à propos d’une pièce de Nadia Boulanger. Il s’agit dans ce cas d’une solution sûre pour varier un thème particulièrement ouvragé sans utiliser les moyens habituels du développement mélodique, c’est-à-dire ici en lui conservant son intégrité (sans avoir à le fragmenter ou l’ornementer par exemple). Le métier d’harmoniste fait le reste, et ces deux canons comptent bien des trouvailles (parfois tortueuses) en la matière. De ce subtil savoir-faire d’artisan découle toute une palette expressive qui semble redessiner les contours du thème alors qu’il ne change pas, comme un visage placé sous un éclairage changeant, capable de multiples expressions que nous comprenons sans qu’un seul mot ait besoin d’être prononcé. Dans le deuxième canon, une invention dans la registration vient ajouter au ravissement de l’auditeur : le pédalier joue le thème sur soubasse 16’ et flûte 4’. Doublure creuse (il manque la hauteur réelle du 8’), elle permet au thème à la fois de s’insérer dans le tapis des voix célestes manuelles et de lui servir de fondement, produisant un timbre à la saveur étrange, qui fait élégamment écho au trouble des harmonies capiteuses et imprévisibles.

Coda

N’est-ce pas réducteur (et un brin présomptueux) de ramener l’une des plus belles pièces de Gaston Litaize à ses racines académiques, et l’un des grands organistes français du siècle dernier aux bancs du Conservatoire? Une question est devenue centrale aujourd’hui dans de nombreuses études musicologiques novatrices : comprendre la composition musicale, c’est aussi chercher à comprendre comment elle s’apprend, dans un cadre historique et académique identifié, lequel transmet à la fois des méthodes et des manières de penser. Remonter aux sources de la pédagogie de l’invention musicale, c’est donc identifier les fondamentaux de pensée de nombre de nos grands créateurs, et mieux comprendre ainsi l’articulation fascinante et multiple entre mémoire, transmission et invention.

Quid novi Alain (2)

juillet 22, 2015 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque mois dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux es possibles de l’orgue

Jehan Alain : Postlude pour l’office de complies

Pureté, temps suspendu, mystère… Voilà bien l’une des pièces les plus saisissantes du répertoire de notre instrument. Quel secret un Jehan Alain de 19 ans a-t-il bien pu découvrir dans ses moments de méditation nocturnes à l’orgue de l’abbaye de Valloires, environné par le chant des moniales ? Il y débarrasse instinctivement le genre de la « paraphrase grégorienne » de tous ses oripeaux pour donner au plain-chant un écrin qui nous touche encore par-delà les décennies, tant il semble avoir saisi l’instant dans toute sa poésie et sa fugacité.

Une berceuse

Pour postluder à l’office qui ouvre la nuit, quoi de plus approprié qu’une berceuse ? Voilà, survivant à toutes les évolutions et révolutions musicales, un (demi ?) genre tenace. Balancement et temps étiré : deux constituants qui pourraient définir son génome, actualisable dans tous les langages, depuis les « sommeils » opératiques de Lully jusqu’aux Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey, en passant par Chopin, Stravinsky, Ravel et tant d’autres[1]. La berceuse est l’image même du souffle qui s’apaise, d’une inspiration et d’une expiration, d’un élan et d’une retombée qui échappent au rythme du langage et de la vie diurne pour rejoindre d’autres rythmes physiologiques plus intérieurs. Jehan Alain lui-même l’avait déjà fréquentée avec humour un an auparavant dans sa Berceuse pour deux notes qui cornent. Comment trouver, mesdames et messieurs les interprètes, le « tempo giusto » de ce début? Varèse pourrait nous y aider: n’a-t-il pas un jour défini le rythme comme « l’immobile chargé de sa puissance »?

Paraphrase et nimbe

On connaît le mot de Jehan Alain à l’adresse de ses interprètes: « Les croches du grégorien donnent le mouvement de la pièce. S’ingénier à ce qu’elles ne tombent pas en même temps que les notes de la main gauche ». Le grégorien flâne, flotte, il n’est pas de ce monde. Impropre à tout travail de développement, de construction rhétorique, il semble ici ne pouvoir être que cité, récité. Il force le compositeur, qui fuit également toute démonstration de savoir-faire contrapuntique, à renoncer à de nombreux outils, ceux qui pour un artisan de musique se conquièrent de haute lutte (Alain, comme tous les autres, sera bien obligé de passer par le sévère apprentissage du « métier »). Le compositeur propose une autre forme d’intégration de ce matériau : il n’est pas « paraphrasé » selon le terme habituel, il est pour ainsi dire nimbé, au moyen d’un écrin harmonique d’une rare subtilité. Les mélodies grégoriennes sont citées dans l’ordre de l’Office, à partir de l’antienne « Miserere mihi Domine » qui suit immédiatement les psaumes. Accentuant encore leur non-intégration au tissu musical, ces phrases sont posées dans des modes disparates, certaines à l’état de bribes, conduisant à des bifurcations harmoniques singulières. Il y a quelque chose là-dedans d’une musique du flux de conscience…

Rythmer sans compter

C’est un des jeux favoris des organistes que de se demander ce que Jehan Alain aurait écrit s’il avait vécu, quelle voie il aurait empruntée dans le monde artistique d’après-guerre. Voilà un jeu un peu moins vain qu’il n’y paraît : en un sens, n’est-ce pas la question que se pose tout créateur face aux œuvres qui le fascinent, qui l’interrogent ? Dans cette pièce, comme dans d’autres qui lui sont postérieures (Fantaisies ou Trois Danses, exemple, les Litanies faisant plutôt figure d’exception sur ce point), Alain semble emprunter la voie d’une pensée rythmique bien particulière : pour le dire rapidement, une pensée où le rythme tenterait d’échapper au nombre. Le rythme ne se compte pas, ne se bat pas, ne se mesure pas ; il se vit, il se traverse, il se compare. C’est un rythme de l’expérience, un temps relatif, qui se définit par des interactions multiples avec les autres paramètres musicaux, par des hiérarchies de qualités. En conséquence, notre système occidental de notation, qui présuppose depuis Philippe de Vitry l’existence d’intervalles de temps égaux et reproductibles, ne lui sied guère : source d’interrogations sans fin pour les interprètes, aporie qu’il faut savoir dépasser par un regard plus large sur les préoccupations du compositeur et les attendus d’un code d’écriture hérité qui n’a rien de neutre. Alain aurait-il résisté à la bourrasque de la soumission du rythme au nombre qui, partant de Messiaen, emportera toute une génération (et d’autres après elle) sur son passage ? Il est bien difficile de le dire, tant, dans un siècle épris de théorie, sa tentative pouvait sembler fragile, fragile parce que révolutionnaire, faisant tôt trembler (mais sans avoir l’air d’y toucher) certains fondements de notre musique occidentale, plus que ne l’ont osé tous les ouvriers de la « paraphrase grégorienne ».

[1] Voir aussi les « Assises générales de la berceuse » que convoquait régulièrement Gérard Pesson dans son émission « Boudoir et autres » sur les ondes de France Musique…

Quid novi Mernier

juillet 22, 2015 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue

Benoît Mernier : Invention I  (Orgues nouvelles n°26)

Benoît Mernier est compositeur, un compositeur qui joue (remarquablement) de l’orgue. Avec régularité, il écrit tout autant pour l’orgue que pour la chambre (trois quatuors à cordes), la philharmonie (un concerto pour piano, et un autre pour violon en préparation) et la scène (deux opéras). Autant dire que, humant largement les parfums musicaux les plus divers, il ouvre notre instrument au grand air tout en connaissant tous les secrets. Depuis les Cinq Inventions, désormais sur le pupitre de nombre d’interprètes, jusqu’au tout récent Pange lingua créé à Saint-Rémi de Reims en septembre 2014, en passant par son « Choral » Le Don des larmes, sa production est de celles qui font l’orgue d’aujourd’hui.

Monodie et polyphonie

Le compositeur évoque à propos de cette première Invention le modèle des Sonates et Partitas pour violon seul et des Suites pour violoncelle seul de J.S. Bach. En effet, Mernier fait de l’orgue, instrument par excellence de la polyphonie dérivée du modèle vocal de la Renaissance, l’instrument d’une polyphonie virtuelle. Une ligne unique, peut, par sa vitesse d’énonciation et par une écriture particulière des registres, donner l’illusion d’une pluralité. La démarche de Bach y est comprise à la lumière de la psycho-acoustique : la persistance rétinienne, bien connue, a son équivalent pour l’audition, et l’identification perceptive d’une ligne comme « mélodique » dépend de facteurs complexes, faciles à détourner. En cela, Mernier lit Bach par le prisme d’un phénomène majeur de la musique de notre temps : la richesse des phénomènes de perception et de cognition auditives peuvent constituer le fondement d’une invention musicale où la sensation et le sens seraient consubstantiellement liés. Cette technique de polyphonie virtuelle ne se limite pas aux cordes ; l’histoire de son utilisation aux claviers est longue : c’est celle du style brisé, inspiré aux clavecinistes français dès le XVIIe siècle par le modèle du luth.

Articulations

L’œuvre est donc, quelques « doubles cordes » mises à part, une longue monodie virevoltante. En instrumentiste aguerri, le compositeur agit sur un autre paramètre pour concilier virtuosité et lisibilité de l’écriture : l’articulation. Minutieusement notée, elle permet une hiérarchisation très fine à l’intérieure de la ligne, de l’attaque brève jusqu’à la note tenue, en passant par toutes sortes de gradations. Dans l’écriture des cordes, Bach utilise avec précision les cordes à vide pour permettre à certaines notes de résonner plus largement et de supporter ainsi l’édifice harmonique. Ici, toute note peut devenir « corde à vide », et le compositeur peut déterminer l’exacte durée de sa « résonance ». L’instrument lui-même concourt à la réussite du projet: Benoît Mernier pense en effet à un instrument aux attaques franches et riches, faisant référence aux orgues saxons du XVIIIe siècle. C’est donc ici un « simple » principal de 8’, sur un seul clavier, qui porte cette polyphonie virtuelle… à moins que ce ne soit le contraire : les caractéristiques les plus subtiles de ce jeu, analysées en détail, éclairées de l’extérieur par d’autres modèles instrumentaux (ici les cordes), fournissent un champ de potentialités que l’œuvre réalise.

Cellule et inventio

Dans ses premiers instants, la musique semble se chercher. Une simple tierce est projetée, comme on lancerait un dé, puis malaxée : le compositeur nous fait entendre son matériau en train de prendre forme, depuis les plus infimes bribes jusqu’à son élaboration polyphonique la plus complexe, et à ses ramifications sous forme de diverses déductions, lesquelles s’étendent au cycle des Cinq Inventions dans son entier. En cela, il est assurément l’héritier d’une esthétique, née à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne, qui conçoit l’oeuvre musicale à l’image d’un organisme vivant, ou tout au moins d’une certaine représentation de celui-ci. Modelée au fil des décennies tout particulièrement par l’observation des œuvres de Beethoven, cette idéal organique établit la « cellule génératrice » (la « cellule-souche, dirions-nous aujourd’hui) comme garante tant de l’unité que de la diversité de la pièce. Nul ne doit pourtant se méprendre : à la différence d’un bourgeon de pommier, une cellule musicale ne porte pas en soi un programme génétique irrémédiable : l’organicité se travaille, elle se conquiert. Le compositeur a toute liberté de la conduire où bon lui semble… et de la briser. Tout l’enjeu de cette conception de l’œuvre musicale semble donc dans la capacité du compositeur à transformer un simple objet en potentiel (ou, avec les mots des Anciens, en inventio). Bach, dans la préface de ses propres Inventions, ne disait pas autre chose, annonçant à son lecteur qu’il y découvrirait par l’exemple « la façon d’obtenir de bonnes inventions, mais aussi la manière de les bien développer ».

Quid novi Boulanger

juillet 22, 2015 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue

Nadia Boulanger : Improvisation et Petit canon 

Une fois n’est pas coutume, cette chronique s’aventure aux sources du XXe siècle, pour y pêcher une perle méconnue : l’une des très rares pièces d’orgue de Nadia Boulanger (1887-1979). Cette Improvisation, et le Petit canon qui l’accompagne sont bien connus des violoncellistes : transcrites pour violoncelle et piano, elles deviendront en effet les deux premières des Trois pièces entrées depuis au répertoire de l’instrument. Mais bien peu savent qu’elles ont été à l’origine pensées pour l’orgue.

« Maitres contemporains de l’orgue »

Le manuscrit de ces deux pièces, conservé à la Bibliothèque Nationale, est daté de la fin septembre 1911. Elles ont été publiées l’année suivante, avec une troisième (« Prélude »), dans un très vaste recueil commandé par l’abbé Joubert, alors organiste du Cavaillé-Coll de Luçon. Intitulé « Maîtres contemporains de l’orgue », il regroupe, en huit volumes, pas moins de 590 pièces pour orgue ou harmonium commandées à plus de 250 compositeurs français et étrangers, organistes pour la plupart. C’est le cas de la jeune Nadia Boulanger, brillant sujet du Conservatoire, élève privée de Guilmant et Vierne devenue suppléante de Fauré et Dallier à la tribune de La Madeleine, sans toutefois poursuivre plus avant une carrière d’organiste. Elle remporte un second Grand Prix de Rome en 1908, mais renonce à la composition après la mort de sa sœur Lili en 1918, devenant par la suite la chef d’orchestre et de chœur et la pédagogue que l’on sait. Dans les recueils de l’abbé Joubert, tout n’est évidemment pas d’égal intérêt, mais ils constituent un témoignage sans équivalent des pratiques de composition parmi les organistes et de la perpétuation des modèles issus du XIXe siècle. Parmi eux, pourtant, les deux miniatures de Boulanger, de par la triple influence de Franck, Fauré et, dans une certaine mesure, Debussy, tournent les yeux vers les avancées les plus récentes de la musique française, et la qualité de leur facture ne peut que nous faire regretter que leur compositrice n’ait pas donné à l’orgue des pages de plus grande ampleur.

De l’art mélodique

Cette Improvisation n’a bien sûr d’improvisé que le nom : il s’agit d’une sage forme « aba’ » (comme disent les analystes), cadre purement conventionnel, tel que le pratique Fauré dans nombre de ses pièces pour piano ou de ses mélodies. Ce sont ces mêmes mélodies qu’évoquent les premiers instants de la pièce : un balancement harmoniquement indéfini d’abord, puis un souple ruban mélodique animé peu à peu de tension, dont la plastique tout à la fois sobre et recherchée semble avoir mobilisé toutes les attentions. Il en est de même pour la belle cantilène du Petit Canon, qui est à elle seule une leçon, témoin d’une époque qui voit dans l’art du melos, de sa conduite, de sa progression, le premier fondement de l’artisanat compositionnel. Pour déployer cette ligne, les deux pièces vont faire appel à des techniques différentes : si la première s’attache à un développement sur son motif initial de quatre notes, la deuxième la duplique en un canon à l’octave ininterrompu. Rappelant le Menuet de la Symphonie n°44 de Haydn, le premier mouvement de la Quatrième Symphonie de Beethoven, sans parler des Etudes en canon de Schumann, cet usage du canon à l’octave se retrouve maintes fois chez Franck (Fantaisie en Ut pour orgue, Sonate pour violon et piano, Suite en Fa de l’Organiste, etc.), mais semble également avoir particulièrement intéressé Fauré peu de temps avant que son élève Boulanger n’écrive son propre canon : pensons au 6ème des Préludes pour piano de 1909-1910 ou encore à la si troublante fin du 1er Acte de Pénélope, d’un extrême raffinement harmonique. Il est tentant d’y voir là plus qu’une coïncidence.

Ré-harmoniser

Par-delà leur apparente opposition, ces deux techniques (développement d’un motif et canon à l’octave) font pourtant ici appel à un même terreau, qui constitue un des fondements essentiels de l’artisanat de l’écriture tel que transmis par le Conservatoire de Paris, dans la tradition fauréenne : dans chacun de ces deux cas, il s’agit non seulement d’harmoniser mais de ré-harmoniser. La mélodie canonique étant entendue deux fois, elle reçoit donc deux harmonisations différentes, lesquelles doivent éviter le statisme inhérent au canon à l’octave. Le motif de l’Improvisation, quant à lui, est l’objet d’une recherche harmonique constante : dans la partie centrale il est progressivement altéré après avoir été transfiguré par les sortilèges de l’enharmonie (passant des bémols aux dièses), et traverse des échelles diverses qui renouvellent perpétuellement sa couleur. Si Théodore Dubois, dans son supplément au Traité d’harmonie de Reber, propose 25 harmonisations différentes du fragment mélodique dosi­-do, il faut voir dans cette virtuosité technique plus qu’un goût typiquement français pour la « belle harmonie ». Debussy en a fait un des ciments essentiels de nouvelles formes, du Prélude à l’après-midi d’un Faune au final de sa Sonate pour violon et piano. Messiaen, le nommant « litanie harmonique », reprendra ce procédé à son compte, et en transmettra l’esprit à nombre de ses élèves. Cette aube du XXe siècle n’est peut-être après tout pas si loin de nous…

Quid novi Messiaen (2)

juillet 22, 2015 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Olivier Messiaen : « Entrée » de la Messe de la Pentecôte  (Orgues nouvelles n°28)

« J’ai voulu représenter des flammes en forme de langues, l’étonnement de ce phénomène insolite, la présence du bizarre, de l’étrange, du merveilleux, du miraculeux, et l’admiration mêlée de crainte qui l’accompagne ». Ces quelques mots d’Olivier Messiaen sur « Les langues de feu », première pièce de la Messe de la Pentecôte (1949-1950) disent son désir de faire des images les plus fortes de l’Ecriture la source d’une expérience musicale considérée avant tout comme un émerveillement. Si Messiaen se pense en musicien de la traditionnelle mimesis, ce n’est pas tant celle du réel que celle d’un sur-réel, celui de la foi.

Rythmes grecs et valeurs irrationnelles

Un certain nombre d’indices portent à croire que le premier état de cette pièce est une simple ligne rythmique. C’est sous cette forme qu’elle est proposée dans le tome II du Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (publié peu après la mort du compositeur), avec des chiffrages de mesure, comme un « exercice de transformation des rythmes grecs », sans aucun lien avec la Messe de la Pentecôte (p.434). Le compositeur agence toutes les formules rythmiques qu’il a tirées de la métrique prosodique de la Grèce antique, dans une sorte de « grand mélange ». Celles-ci ne font qu’alterner des « brèves » et des « longues » : Messiaen donne ici à ces termes des valeurs relatives. Les brèves deviendront plus ou moins brèves, les longues plus ou moins longues, grâce aux « valeurs irrationnelles » (triolets, quintolets, triolets de triolets, etc.). Celles-ci transforment perpétuellement la petite valeur unitaire, la pulsation sous-jacente qui est habituellement la base du vocabulaire rythmique du compositeur, comme le ferait un perpétuel changement de tempo, engendrant une souplesse et une fluidité inattendues… mais aussi de sérieuses difficultés pour l’interprète ! Voilà ce qui fait des valeurs irrationnelles un « exercice » chez Messiaen : elles contredisent le fondement essentiel de sa pensée rythmique. Il observera avec admiration leur usage notamment dans la musique de son ami André Jolivet, tout en étant réduit à lui en emprunter certains spécimens sans pouvoir les intégrer plus avant à son édifice conceptuel. Si complexe soit-il, le rythme chez Messiaen se pense avec des nombres entiers.

Dissociation des paramètres et refonte

L’ensemble de cette pièce a donc été imaginé en premier lieu comme un échafaudage rythmique « monodique », comme certains compositeurs de l’école franckiste pouvaient imaginer l’architecture tonale d’une œuvre avant tout autre choix. Cette technique de pré-composition n’existe cependant pas seulement dans le domaine rythmique chez Messiaen : le matériau mélodique et harmonique qui vient « colorer » cette grille rythmique n’est en grande partie pas pensé spécifiquement pour elle. Il est lui aussi pré-composé séparément : la composition proprement dite revient donc à refusionner les paramètres musicaux, à « dissocier » pour mieux « coaguler » pour reprendre des termes souvent employés par Messiaen. Cette technique deviendra courante dans la musique sérielle à partir des années 1950, et a laissé des traces profondes chez nombre des compositeurs encore aujourd’hui. Cependant, il s’agira alors d’inventer les différents paramètres selon des règles structurelles communes, là où chez Messiaen, c’est la dimension du montage d’éléments d’origine hétérogène qui domine. Ainsi, le compositeur décrit le premier motif mélodique confié au pédalier dans la première page comme tiré d’une de ses pièces d’enfance, affirmation certes difficile à vérifier. Le second motif du pédalier, quant à lui, circule dans les œuvres de Messiaen depuis la Turangalîla-Symphonie et pour de nombreuses années encore. Loin d’être une simple autocitation, elle est le témoin d’une méthode de composition : il s’agit d’une formule mélodique empruntée à Boris Godounov, transformée par Messiaen et « prête-à-composer » pour un ou des usages futurs. Il en va de même pour les formules harmoniques confiées aux claviers : au lieu de viser à l’unification de l’œuvre, elles sont autant de fragments d’une mosaïque agençant des diamants récoltés et taillés.

Architecture des timbres

Tournemire, dans son « Prélude à l’Introït » de l’Office de l’Assomption, avait montré l’exemple d’une ligne principale confiée au pédalier en 4 pieds, entrecoupée de balancements harmoniques. Messiaen va, sur cette base, étendre au maximum la palette des timbres. Les registrations disparates des claviers manuels s’agrègent au clairon du pédalier, qu’elles viennent enrichir. Privées de tous 8’ ou de 4’, les harmonies du positif et du récit s’en trouvent profondément transfigurées : elles ne peuvent plus être appréhendées par le biais de leur seule notation. L’orgue est réinventé autour du clairon, qui en devient provisoirement le centre de gravité. Timbre riche, plein, il semble ainsi totaliser tous les autres. Ce sont ces mélanges hors-norme et les relations singulières que notre oreille, en les comparant, recrée entre eux, qui portent en premier lieu le surréel visé par le compositeur. A l’incandescence des langues de feu répond le scintillement coloré d’objets sonores imprévisibles, comme tombés du ciel, évoluant dans une sphère temporelle dont les lois nous échappent.

Quid novi Tournemire

septembre 12, 2014 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Charles Tournemire, Elévation de l’Office de Noël (Orgues nouvelles n°21)

Il a bien souvent été déjà question de Tournemire dans cette rubrique, mais en creux, pour ainsi dire. En effet, s’il s’agit de faire émerger des œuvres d’orgue du XXème siècle les ferments capables de nourrir une musique restant à imaginer et à écrire, son œuvre ne manquera pas de nous interpeler. Homme dont les idées étaient résolument ancrées dans le XIXe siècle, Tournemire est pourtant, face à ses claviers, un explorateur, qui met un geste instrumental renouvelé au service de l’invention de textures inédites.

Un art de la miniature

L’Orgue mystique, sous-titré « 51 Offices de l’année liturgique inspirés du chant grégorien et librement paraphrasés », organise chaque Office en une sorte de suite à l’équilibre très particulier : quatre pièces courtes, voire très courtes (successivement Prélude à l’Introït, Offertoire, Elévation, Communion) et une Pièce terminale, aux dimensions bien plus vastes, bien que ne correspondant guère au caractère de la « Sortie » telle que l’envisageait la tradition parisienne. Le compositeur a beau préciser que « si cette nouvelle musique d’orgue vise à l’ornement des offices liturgiques, elle doit pouvoir aussi trouver sa place au concert », il faut bien avouer que l’exécution en concert d’un Office complet, comme une forme autonome, détaché de son contexte liturgique et des mélodies dont il tire sa substance, reste une pratique rare : la suite, devenue abstraite, semble y perdre sa colonne vertébrale, celle de la dynamique du déroulement liturgique, et ses vérins, les mélodies chantées qui y répondent. La temporalité des quatre miniatures requiert une écoute singulière : Tournemire n’y use d’aucun artifice rhétorique (contrairement aux pièces terminales, à propos desquelles l’influence patente d’un compositeur chéri de Tournemire, Buxtehude, mériterait d’être étudiée), tout y est concentré, mais peut, paradoxalement, parfois donner une impression  faussement statique. L’énoncé grégorien fournit la charpente : il s’enrichit d’antiphonies, de miroirs déformants, de subtiles bifurcations harmoniques. 203 pièces au total : impossible de faire mouche à chaque coup, mais suffisamment de pépites pour s’y arrêter. Chaque amateur de Tournemire a ainsi son best-of…

Innere Stimme

L’Elévation de l’Office de Noël (Offertoire et Pièce terminale font également partie des sommets de tout l’Orgue Mystique) prend appui sur la mélodie de l’antienne Veritas de terra, tiré de la liturgie du 2ème Nocturne de la fête. Une fois la mélodie énoncée, qu’en faire ? Les caractéristiques de la ligne grégorienne incitent Tournemire à se détacher du développement motivique reçu de Beethoven et Franck : ici, elle sera donc répétée, sans altération autre que quelques étirements ou resserrements de son débit. Nous ne sommes pas si loin d’une passacaille en miniature… Plutôt que de chercher à cataloguer cette forme, ce rappel d’un modèle hérité pourrait plutôt nous aider à en saisir les particularités : d’abord, Tournemire n’a que faire d’une division en variations. Il cherche en effet la continuité, l’absence de contours : rien ne viendra donc signaler à l’auditeur les différentes répétitions du thème. De plus, le thème n’est nullement placé à la basse, procédé par trop voyant, terrible cliché prétendument organistique : il est au contraire inséré au cœur de la texture polyphonique, où cette « teneur » devient une sorte de discrète Innere Stimme (voir Schumann) gouvernant de l’intérieur le déroulement musical.

Entrelacs

Cette utilisation singulière du thème grégorien est à comprendre dans le contexte plus large d’une écriture polyphonique d’une finesse toute particulière, étonnante de nouveauté. L’écriture sur deux claviers aux timbres voisins permet à Tournemire d’écrire un subtil entrelacs des lignes, nullement cantonnées à une tessiture, perpétuellement croisées, échangées d’un clavier à l’autre, apparaissant, disparaissant, se cristallisant en accords… En quelques lignes, Tournemire signe ni plus ni moins qu’une démonstration de la possibilité de dépasser la vision scholastique et abstraite de la polyphonie placée à l’orgue au profit d’une écriture pensée pour l’instrument où les anciennes catégories musicales (lignes, accords, timbres) se rencontrent. Il ouvre un champ d’invention insoupçonné, que ses successeurs ne semblent guère avoir labouré. C’est plutôt du côté du Sanctus de la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut qu’il trouvera son égal : voilà qui n’aurait pas déplu à l’auteur de l’Orgue Mystique.

Quid novi Scelsi

septembre 12, 2014 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Giacinto Scelsi : In nomine Lucis (Orgues nouvelles n° 23) 

Né en 1905, issu de l’aristocratie italienne, Scelsi parcourt l’Europe et l’Inde pendant l’entre-deux guerres, et s’initie tout autant à l’art musical de Scriabine qu’à l’écriture dodécaphonique avec un élève de Schönberg. Après une grave crise personnelle au cours des années 1940, il s’installe à Rome, qu’il ne quittera plus, au début des années 1950 et compose, dans un isolement presque total, une musique à mille lieux des avant-gardes de l’époque ou de toute tradition musicale européenne. Professant l’exploration de la vie intérieure du son, mû par des conceptions philosophiques souvent ésotériques, l’art de Scelsi ne fut révélé au grand public qu’au début des années 80, pour devenir ensuite une référence essentielle de la musique d’aujourd’hui, malgré les polémiques relatives à la paternité de ses œuvres.

Au cœur du son

En 1959, Scelsi écrit ses « Quatre Pièces sur une seule note » pour ensemble, œuvre emblématique, définitoire : au lieu d’un système combinatoire cherchant à tourner le dos à la tonalité, au lieu d’une exploration ou déformation de modèles hérités, il nous permet d’entendre, en réduisant singulièrement ses moyens, les multiples qualités du son pour lui-même : densité, profondeur, composantes du spectre, grain, fluctuations microtonales, tensions et énergies internes, etc. Un temps musical radicalement autre surgit, tout à la fois condition nécessaire et conséquence de cette exploration : un temps qui ne se réfère plus aux rythmes du langage mais à des réalités physiologiques ou cosmiques plus mystérieuses, un temps microphonique qui fissionne la note, auparavant particule élémentaire de la pensée et, partant, de l’écriture musicale.

A l’occasion de leur séjour à la Villa Médicis au cours des années 70, trois jeunes compositeurs français (Gérard Grisey, Tristan Murail et Michaël Levinas) rencontrent Scelsi et découvrent sa musique : ils y trouvent une confirmation de leurs préoccupations, nées au contact des œuvres de leur maître Messiaen, de Stockhausen ou de Ligeti. Posant les fondements de ce qu’on appellera « l’école spectrale », ils retiendront de la radicalité empirique de cette musique un renversement des paradigmes de l’écriture et de l’écoute dont bien des compositeurs d’aujourd’hui sont encore les héritiers.

Après la mort du compositeur en 1988, la question de la paternité véritable de l’œuvre de Scelsi fit polémique. Scelsi lui-même se posait en « artiste-médiateur » bien plus qu’en démiurge-édificateur. Nées d’improvisations enregistrées, par lui-même ou d’autres interprètes qu’il guidait, notées par un secrétaire, ses partitions montrent à quel point la figure de « l’auteur » issue de l’individualisme occidental lui était étrangère. Mais elles mettent également à vif la question de la notation et de la transmissibilité par l’écrit de phénomènes sonores que l’écriture musicale a rejetés comme contingents. Et, s’il s’agit d’orgue, le problème se pose alors avec une  acuité maximale.

Une œuvre pour orgue ?

In nomine Lucis a été improvisé et enregistré par Scelsi sur un ondiola, un instrument électrique capable de produire des quarts de tons. Sa publication en tant qu’œuvre pour orgue est donc hautement problématique. L’instrument magnifie bien évidemment sa conception autour de d’un do dièse perpétuellement tenu, centre de gravité de la pièce, et dont l’environnement transfigure la traditionnelle notion d’harmonisation : il faudrait parler d’irisations, de perspectives, d’éclairages, comme une nouvelle géographie acoustique autour de cette note unique. Mais les hauteurs fixes, chromatiques, et la nature binaire du son de l’orgue sont évidemment bien en-deçà des attentes du compositeur : la partition telle que nous la lisons est donc trompeuse. Une note en tête de la partition éditée invite donc l’organiste à « tirer les jeux à moitié et obtenir ainsi des sons de ¼ de ton (circa) ». La réalité est bien moins simple : tirer partiellement un registre n’a pas la même conséquence sur l’ensemble de l’étendue du clavier : intacts dans le grave, sa hauteur et son timbre seront altérés en montant vers l’aigu… jusqu’à disparaître complètement : phénomènes impossibles à contrôler avec précision. Pour les jeux d’anches, l’opération est encore plus ardue.

Deux solutions se présentent donc à l’interprète : jouer la partition dans un respect absolu du texte, en faisant appel au tremblant ou à la voix céleste pour assurer quelques battements, et construire un plan de registration évolutif, y compris sur un orgue à transmission électrique (on écoutera comme une réussite incontestable dans cette voie la version de Bernhard Haas pour le label Zeitklang) ou bien, à l’opposé, revenir à l’origine improvisée de cette musique et aux fondements de l’esthétique de Scelsi, prendre pour modèle sonore ses œuvres pour quatuor ou pour ensemble, considérer sa notation comme relative,  et accepter de laisser l’instant et l’instrument réinventer radicalement l’œuvre. Les lignes et textures lisibles sur la partition se trouent, se disloquent, leurs temporalités deviennent élastiques, des sonorités fantomatiques surgissent et disparaissent sans bien savoir si elles sont l’œuvre du compositeur, de l’organiste, de l’instrument ou des tireurs de jeux… Et pourtant, la colonne vertébrale de la partition reste présente, elle donne à l’œuvre sa consistance, mais elle serait davantage assimilable un nuage de gaz qu’à une charpente… Vue sous cet angle, l’œuvre de Scelsi représente assurément une expérience-limite qui questionne les fondements les plus essentiels de notre pratique musicale, de la notion d’oeuvre à celle d’interprétation, tout autant qu’elle conduit l’orgue sur des terres vierges, où il se révèle seul maître à bord…

Quid novi Foccroulle

septembre 12, 2014 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Bernard Foccroulle Capriccio sopra Ré-Fa-Mi-Sol (1986) (Orgues nouvelles n°22)

Tous les organistes connaissent Bernard Foccroulle, l’éminent interprète au vaste répertoire, le directeur de prestigieuses institutions musicales, mais moins connu est le compositeur, discret, souvent accaparé par ses autres activités, et pourtant porteur d’une vision forte et personnelle pour son instrument.

Chronologies paradoxales

Le Capriccio sopra Ré-Fa-Mi-Sol a été écrit à l’origine pour un orgue bien particulier, l’Antegnati de l’église San Maurizio de Milan (le compositeur en a depuis proposé une adaptation pour un orgue classique français). Il prend d’ailleurs place dans un cycle que Bernard Foccroulle a consacré à des instruments anciens très typés parmi le vaste patrimoine européen en la matière : citons notamment les Spiegel composés en 2005 pour l’orgue d’Alkmaar. Cette démarche, qui suit de peu dans ces années 1980 la Deuxième Sonate de Jean-Pierre Leguay, écrite pour l’orgue du triforium de la cathédrale de Metz, témoigne à la fois d’une évolution dans la vision de l’orgue, mais aussi dans celle l’histoire des langages musicaux. La sauvegarde des instruments historiques dans leur singularité ne leur paraît pas contradictoire avec une vérité de fait : ils nous sont contemporains. Riche paradoxe que permet cette transmission d’un patrimoine vivant qui bouleverse nos chronologies. Ainsi, chaque orgue, de par sa valeur propre, peut être le vecteur d’une musique actuelle : tout orgue recèle des possibilités et des limites, et le contact avec les orgues anciens a permis à nombre de compositeurs de prendre du recul sur les propres limitations des orgues « modernes ». L’idée n’est plus d’opposer les deux dans une conception progressiste de l’histoire de la facture mais de penser une identité plurielle de l’instrument, reflet de cultures et d’esthétiques diverses au miroir desquelles se définit le compositeur d’aujourd’hui.

 Que faire d’un modèle ?

Si l’orgue Antegnati agit donc comme un catalyseur sur le compositeur, il ne le fait pas dans l’abstrait, mais via le répertoire le plus audacieux dont il fut le vecteur, en l’occurrence un Capriccio sopra Ré-Fa-Mi-Sol de l’italien Giovanni de Macque (1550-1614). Tout compositeur, quelle que soit son esthétique, se choisit des modèles (musicaux ou  non). La question essentielle sera donc : que faire d’un modèle ? Qu’en retenir ? Dans ce cas précis, il me semble que Bernard Foccroulle tire de sa lecture de de Macque deux leçons principales. La première tient au matériau et à son traitement. De l’usage imaginatif de ces quatre notes, de Macque tire un grand nombre de figurations diverses, assurant l’unité de son tissu musical. Ce motif lui-même, Foccroulle en retiendra la lettre, quatre notes et leurs transpositions qui là aussi vont contaminer son écriture. Pour l’auditeur, elles émergent presque sans crier gare d’un arrière-plan plus chromatique, souvent dispersées dans la tessiture, mais aussi génératrices d’un accord de quatre sons (fa-sol-ré-mi) qui sert de soubassement à toute la seconde partie de la pièce.

La deuxième leçon que Bernard Foccroulle retient de son modèle voit se rencontrer le compositeur et l’organiste. Il cherche en effet à capter quelque chose de la fougue du Cappriccio d’origine, dont une part est transmise par la notation, mais qui est d’abord de la responsabilité de l’interprète. C’est l’esprit du madrigal et ses imprévisibles changements d’affects qui viennent libérer le geste instrumental du modèle vocal de l’élaboration polyphonique. Ce « grain de folie » de ce que l’on appellera plus tard le stylus fantasticus devient chez Foccroulle autant de figures virtuoses virevoltantes, autant d’oppositions incessantes de caractère et de touchers. Les volutes s’opposent aux moments de contemplation, où le compositeur joue avec les propriétés du tempérament. La tension dramatique ainsi générée s’accumule jusqu’au fébrile trillo final, note unique dans le suraigu, chargée d’une énergie qui se libère dans le premier accord du De Macque : moment saisissant.

Matériau, langage, instrument

Partant d’une Flûte de 4 pieds chantante et volubile, Foccroulle lui ajoute peu à peu les registres du ripieno, le « plein-jeu » italien, divisé en rangs individuels permettant une construction très progressive de l’étagement sonore. Seulement, le Principal de 8 pieds, fondement de cet édifice, n’apparaît qu’à l’ultime fin, comme une digue qui se rompt.  Il ne reste que quelques secondes, avant que le ripieno ne soit progressivement vidé de ses couches « par le bas » en même temps que les mains traversent toute l’étendue du clavier de bas en haut : l’orgue et l’écriture interagissent pour faire comme s’évaporer la matière sonore. Cette interaction est encore plus subtile dans l’ajout progressif des jeux : à partir de l’accord fa-sol-ré-mi déjà mentionné, les nouvelles hauteurs ajoutées par les jeux de mutations sont préparées dans l’écriture auparavant. C’est comme si l’orgue les figeait ensuite, transformant l’harmonie mouvante en timbre. L’accord de base est comme « multiplié », et l’orgue croît avec une fluidité inédite. Mais, dans le même temps, l’écriture invente également d’autres multiplications-transpositions de l’accord de base, comme des rangs de ripieno artificiels ! Le prolongement artificiel du principe des mutations guide donc la grammaire harmonique de la pièce.

Cette volonté de Bernard Foccroule de relier matériau de base, langage harmonique et possibilités spécifiques de l’orgue font de cette œuvre un repère particulier dans le répertoire de notre instrument : le compositeur pour orgue y trouvera des leçons aux conséquences particulièrement vastes, l’interprète y fera valoir tout autant les multiples qualités expressives de son toucher que sa capacité à habiter la temporalité fantasque de la pièce , l’auditeur y goûtera un instrument métamorphosé… et tous seront conduits à écouter de Macque autrement.

 

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