Quid novi Messiaen (2)

juillet 22, 2015 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Olivier Messiaen : « Entrée » de la Messe de la Pentecôte  (Orgues nouvelles n°28)

« J’ai voulu représenter des flammes en forme de langues, l’étonnement de ce phénomène insolite, la présence du bizarre, de l’étrange, du merveilleux, du miraculeux, et l’admiration mêlée de crainte qui l’accompagne ». Ces quelques mots d’Olivier Messiaen sur « Les langues de feu », première pièce de la Messe de la Pentecôte (1949-1950) disent son désir de faire des images les plus fortes de l’Ecriture la source d’une expérience musicale considérée avant tout comme un émerveillement. Si Messiaen se pense en musicien de la traditionnelle mimesis, ce n’est pas tant celle du réel que celle d’un sur-réel, celui de la foi.

Rythmes grecs et valeurs irrationnelles

Un certain nombre d’indices portent à croire que le premier état de cette pièce est une simple ligne rythmique. C’est sous cette forme qu’elle est proposée dans le tome II du Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (publié peu après la mort du compositeur), avec des chiffrages de mesure, comme un « exercice de transformation des rythmes grecs », sans aucun lien avec la Messe de la Pentecôte (p.434). Le compositeur agence toutes les formules rythmiques qu’il a tirées de la métrique prosodique de la Grèce antique, dans une sorte de « grand mélange ». Celles-ci ne font qu’alterner des « brèves » et des « longues » : Messiaen donne ici à ces termes des valeurs relatives. Les brèves deviendront plus ou moins brèves, les longues plus ou moins longues, grâce aux « valeurs irrationnelles » (triolets, quintolets, triolets de triolets, etc.). Celles-ci transforment perpétuellement la petite valeur unitaire, la pulsation sous-jacente qui est habituellement la base du vocabulaire rythmique du compositeur, comme le ferait un perpétuel changement de tempo, engendrant une souplesse et une fluidité inattendues… mais aussi de sérieuses difficultés pour l’interprète ! Voilà ce qui fait des valeurs irrationnelles un « exercice » chez Messiaen : elles contredisent le fondement essentiel de sa pensée rythmique. Il observera avec admiration leur usage notamment dans la musique de son ami André Jolivet, tout en étant réduit à lui en emprunter certains spécimens sans pouvoir les intégrer plus avant à son édifice conceptuel. Si complexe soit-il, le rythme chez Messiaen se pense avec des nombres entiers.

Dissociation des paramètres et refonte

L’ensemble de cette pièce a donc été imaginé en premier lieu comme un échafaudage rythmique « monodique », comme certains compositeurs de l’école franckiste pouvaient imaginer l’architecture tonale d’une œuvre avant tout autre choix. Cette technique de pré-composition n’existe cependant pas seulement dans le domaine rythmique chez Messiaen : le matériau mélodique et harmonique qui vient « colorer » cette grille rythmique n’est en grande partie pas pensé spécifiquement pour elle. Il est lui aussi pré-composé séparément : la composition proprement dite revient donc à refusionner les paramètres musicaux, à « dissocier » pour mieux « coaguler » pour reprendre des termes souvent employés par Messiaen. Cette technique deviendra courante dans la musique sérielle à partir des années 1950, et a laissé des traces profondes chez nombre des compositeurs encore aujourd’hui. Cependant, il s’agira alors d’inventer les différents paramètres selon des règles structurelles communes, là où chez Messiaen, c’est la dimension du montage d’éléments d’origine hétérogène qui domine. Ainsi, le compositeur décrit le premier motif mélodique confié au pédalier dans la première page comme tiré d’une de ses pièces d’enfance, affirmation certes difficile à vérifier. Le second motif du pédalier, quant à lui, circule dans les œuvres de Messiaen depuis la Turangalîla-Symphonie et pour de nombreuses années encore. Loin d’être une simple autocitation, elle est le témoin d’une méthode de composition : il s’agit d’une formule mélodique empruntée à Boris Godounov, transformée par Messiaen et « prête-à-composer » pour un ou des usages futurs. Il en va de même pour les formules harmoniques confiées aux claviers : au lieu de viser à l’unification de l’œuvre, elles sont autant de fragments d’une mosaïque agençant des diamants récoltés et taillés.

Architecture des timbres

Tournemire, dans son « Prélude à l’Introït » de l’Office de l’Assomption, avait montré l’exemple d’une ligne principale confiée au pédalier en 4 pieds, entrecoupée de balancements harmoniques. Messiaen va, sur cette base, étendre au maximum la palette des timbres. Les registrations disparates des claviers manuels s’agrègent au clairon du pédalier, qu’elles viennent enrichir. Privées de tous 8’ ou de 4’, les harmonies du positif et du récit s’en trouvent profondément transfigurées : elles ne peuvent plus être appréhendées par le biais de leur seule notation. L’orgue est réinventé autour du clairon, qui en devient provisoirement le centre de gravité. Timbre riche, plein, il semble ainsi totaliser tous les autres. Ce sont ces mélanges hors-norme et les relations singulières que notre oreille, en les comparant, recrée entre eux, qui portent en premier lieu le surréel visé par le compositeur. A l’incandescence des langues de feu répond le scintillement coloré d’objets sonores imprévisibles, comme tombés du ciel, évoluant dans une sphère temporelle dont les lois nous échappent.

La forge de la Trinité: matériaux et timbres dans l’oeuvre d’orgue d’Olivier Messiaen

décembre 6, 2013 § Poster un commentaire

Communication au colloque « Olivier Messiaen, la force d’un message », Académie Royale de Bruxelles, mai 2012

L’évocation de la figure d’Olivier Messiaen amène irrémédiablement la question de la relation à son instrument, l’orgue, et plus particulièrement le grand-orgue Cavaillé-Coll de l’église de la Trinité à Paris, dont il fut le titulaire de 1931 à sa mort. Il serait vain d’imaginer pouvoir, en quelques pages, traiter cette question de manière exhaustive. Cependant, plutôt que de me satisfaire de considérations générales, je tenterai au contraire, à partir de quelques moments précis dans son oeuvre, de faire émerger quelques interrogations sur un sujet qu’il a finalement peu abordé. A partir du travail sur les techniques de composition de Messiaen que je mène actuellement avec mes collègues Yves Balmer et Christopher Brent Murray[1], je vais m’attacher à en montrer certaines conséquences dans un domaine a priori éloigné de la critique génétique ou de l’analyse des pratiques compositionnelles : celui du traitement du timbre dans son œuvre d’orgue.

[N.B. Une large part de cette étude est reprise dans Y. Balmer, Th. Lacôte, C. B. Murray, Le modèle et l’invention, Messiaen et la technique de l’emprunt, Editions Symétrie, 2017.]

En guise de prologue: Achèvement et inachèvement

A la fin de la partition éditée des Corps glorieux, le deuxième grand cycle pour orgue d’Olivier Messiaen, celui-ci a noté :

« Terminé à Petichet, Isère, le 25 août 1939».

Petichet est le lieu de la maison de vacances du compositeur, maison isolée au bord d’un lac de l’Isère, qui deviendra à partir de 1936 un véritable atelier où Messiaen se cloîtrera pour composer durant les mois d’été. Nous sommes à peine plus d’une semaine avant la déclaration de guerre et la mobilisation générale du 3 septembre 1939. En 1989, Messiaen le confirme à Brigitte Massin : « C’est bien la dernière œuvre que j’ai composée étant civil. Elle était juste achevée quand j’ai été mobilisé.»[2] Pourtant, il écrivait à son ami et collègue organiste Jean Langlais le 2 novembre 1940 : « J’ai d’ailleurs laissé une œuvre inachevée à la mobilisation ». Et, dans une lettre aux Amis de l’orgue, publiée dans leur bulletin courant 1940: « Pendant les marches, […] je me suis souvent chanté à moi-même certaines mélodies, certains rythmes aimés, repassant aussi dans ma tête les pages principales de ma dernière œuvre d’orgue, interrompue par la guerre… et qui traite –pressentiment ou douloureuse ironie, je ne sais ?- de la Résurrection des corps. Me sera-t-il possible de la terminer ? »[3]

Tout cela semble confus et contradictoire : l’œuvre était-elle achevée ou inachevée ?

Aucune trace ne nous est restée d’un quelconque travail d’écriture sur les Corps Glorieux ultérieurs à la déclaration de guerre.

Cependant, au milieu d’une lettre adressée de Vichy à sa femme le 12 mars 1941, quelques  jours à peine après sa démobilisation, une mention anodine pourrait passer inaperçue : faisant le point sur sa vie sur place, il note « Pour achat de musique (Béal, Lyon) et pour registrations, orgues lyonnaises. »[4] Messiaen n’écrit pas « pour travailler l’orgue », par exemple, ou même « pour composer », mais bien « pour registrations ». Peter Hill et Nigel Simeone nous le confirment, transcrivant des informations venues des carnets personnels du compositeur : « Le 22 juillet [1941], Messiaen emmena ses élèves à la Trinité pour une exécution privée des Corps glorieux : il était alors en train d’ajouter à la partition doigtés, pédales [?] et registrations en vue de l’édition »[5].

Voici donc ce que nous pouvons comprendre : les Corps glorieux ont été composés à Petitchet, loin de l’orgue de la Trinité ou de tout autre, leur rédaction a même été probablement « achevée », mais Messiaen n’a pu du fait de la guerre (il n’a pas emporté son manuscrit dans sa fameuse « musette »), procéder à l’étape finale de la composition, à savoir le choix des registrations, peut-être commencée sur des orgues à Lyon lors de son passage à Vichy, mais surtout effectuée ensuite à Paris, à la Trinité, mais aussi sur l’instrument du Palais de Chaillot, comme je l’évoquerai dans un instant.

Qu’entend Messiaen par « registrations » ? Ce terme propre à l’orgue désigne habituellement le choix des jeux employés au cours d’une pièce, l’orgue étant doté d’une palette de jeux qui sont autant de timbres pouvant être opposés ou combinés. Dans l’école d’orgue française avant la génération de Messiaen, à part quelques rares exceptions (et d’abord celle de Charles Tournemire), les registrations sont liées à des conventions, à des modèles-types pensés pour les instruments de Cavaillé-Coll, modèles consacrés par Franck et Widor. L’orgue est  traité par grands plans pouvant se cumuler les uns aux autres pour bâtir un crescendo, seuls certains jeux particuliers étant appelés à être utilisés en solistes. Ce traitement de l’instrument via ces masses et ces registrations-types sera celui des premières œuvres de Messiaen, jusqu’à l’Ascension comprise. A partir de certaines pièces de la Nativité, et de manière encore plus marquée pour les Corps Glorieux, Messiaen ne se contentera plus de registrations préformées. Composer une pièce d’orgue, ce sera également inventer une registration ; en ce sens, l’œuvre ne sera donc pas véritablement « achevée » sans cette étape essentielle. Mais qu’est-ce qu’inventer une registration ? Pour Messiaen, il s’agira d’associer ces jeux de l’orgue suivant des principes inédits, très loin des catégories héritées : ce point a été abondamment commenté jusqu’à présent.

Cependant,  on s’est trop peu posé la question du rapport de ces registrations avec la matière musicale elle-même, des rapports qu’entretiennent timbres et matériaux. Le cas des Corps Glorieux pourrait nous apporter un élément de réponse : Messiaen semble y avoir exploré le domaine du timbre a posteriori  et in situ, à partir d’une matière musicale préalablement constituée.

L’Ange aux parfumstrois emprunts harmoniques

Ouvrons la partition et tâchons d’en trouver des traces. L’avant-dernière pièce du cycle, intitulée Joie et clarté des Corps glorieux, contient probablement le mélange le plus inattendu de toute l’oeuvre. Une formule de trois accords (plus un accord de repos) est répétée de très nombreuses fois sur des figures rythmiques « longue-brève-longue » agrandies ou diminuées. Elle alternera avec un solo exubérant confié à la main droite, emprunt aux différentes incises de l’Alleluia grégorien de la Toussaint[6] mis au jour par Olivier Latry et Loïc Mallié.


Ces quatre accords sont registrés ainsi : Quintaton 16, Voix humaine 8, Clairon 4, Cymbale. La registration de deux pièces dans l’édition a été imaginée pour l’orgue du Palais de Chaillot, où elles ont été  données en première audition en décembre 1941. Mais grâce à des indications fournies par Messiaen à ses interprètes, nous connaissons ses propres registrations à la Trinité, sans pour autant s’expliquer qu’elles ne figurent pas dans la partition. Plutôt qu’un descriptif laborieux de chaque jeu, écoutons-les s’ajouter les uns aux autres sur le deuxième accord.

Comme on peut l’entendre, il ne s’agit pas d’une simple addition mais bien d’une véritable interaction de sonorités qui sont déjà en elles-mêmes extrêmement caractérisées. Non seulement nous mixons trois octaves (16-8-4), plus les tuyaux suraigus de la cymbale, mais chacun de ces « rangs » a un timbre particulier. Et l’accord vient lui-même complexifier encore ce mélange : la registration redistribue ses composantes dans le registre. Nous sommes bien ici dans ce que l’on ne nomme pas encore à cette époque la synthèse additive, que l’orgue prophétisait depuis ses débuts : la constitution d’un timbre par l’addition de composantes plus simples (quoiqu’ici déjà typées) tendant à fusionner dans un nouvel objet perceptif.

Les notes telles que nous les lisons sur la partition sont trompeuses : la notation devient plus le signe d’un geste à accomplir (les notes à jouer sur le clavier) que le signe d’un son. Et pourtant, ces quatre accords ont bel et bien été pensés d’abord comme notes, dotées d’un timbre « neutre ». Pourquoi  l’affirmer? Tout simplement parce qu’ils ne sont pas de Messiaen, bien qu’il n’en ait jamais rien dit.

Ravel Le grillon (fin)

 

Bien loin d’être une réminiscence fortuite ou un exemple isolé, ces derniers accords du Grillon, mélodie extraite des Histoires naturelles de Maurice Ravel, témoignent du versant harmonique de sa technique « d’emprunts et de prisme déformant », selon les mots même utilisés par Messiaen dans sa Technique de mon langage musical.

« Il est curieux de voir comment, depuis l’Orfeo et les extraordinaires Madrigaux de Monteverdi, la science harmonique a évolué d’un compositeur à l’autre. A notre tour, regardons les œuvres de nos contemporains et tâchons d’en tirer notre miel. »[7]

Messiaen a légèrement modifié la disposition des accords pour les rendre jouables à l’orgue mais ils sont repris sans autre modification, et sans transposition. L’exploration du timbre par la registration, s’opère donc ici à partir d’un matériau identifié, préexistant, construit selon ses lois propres, servant de support à l’expérimentation in situ, avec pour résultante une transformation complète qui rend ce matériau méconnaissable.

Je voudrais m’intéresser maintenant à un autre passage proprement inouï dans la deuxième pièce de ces mêmes Corps glorieux, l’Ange aux parfums. Le thème monodique  qui avait été énoncé  au début de la pièce est repris au pédalier auréolé d’accords complexes.

Comme dans l’exemple précédant, la notation est très éloignée du résultat sonore. Décryptons pour y voir plus clair la registration prescrite. La partie de pédalier, registrée  flûte 4, nazard, tierce, piccolo, fait sonner quatre hauteurs en même temps. Ces 4 sons sont en fait des harmoniques d’un son plus grave (celui qui est noté sur la partition), lequel n’est pas entendu, sinon comme son résultant.

Nazard et tierce font entendre des sons harmoniques naturels, donc légèrement détempérés.

« Le timbre est le résultat d’un choix dans les harmoniques, si vous ajoutez ou si vous modifiez tel ou tel harmonique, il est évident que les timbres s’en trouveront extrêmement modifiés. »[8]

« Je vous rappellerai, en effet, que l’orgue possède une famille extraordinaire de sonorités, la famille des mixtures, qui produit non pas les sons réels joués par l’instrumentiste, mais leurs harmoniques, octaves, quintes, tierces. Les Anciens ont employé ces harmoniques artificiels pour éclairer les timbres. Pour moi, la tentation était forte d’utiliser ces harmoniques artificiels sans les sons réels. J’ai obtenu ainsi un matériau nouveau, tout à fait étrange, qui annonçait déjà les sonorités de la musique électronique. » [9]

Aux claviers, la registration gambe-voix céleste est un des mélanges les plus habituels de l’orgue symphonique français : ces deux tuyaux sont de diamètre étroit,  donc au son très riche en harmoniques, mais légèrement désaccordés l’un par rapport à l’autre, produisant un battement caractéristique. Pour des accords très riches tels que Messiaen les utilise ici, les harmoniques et les battements interagissent de manière complexe, complexité encore renforcée par le toucher staccato qui rend plus difficile la stabilisation du son et donc l’identification de ces accords.

Il faut ajouter à cela que le pédalier et les claviers sont en fait situés dans la même tessiture, et que des battements supplémentaires vont être créés par la rencontre des hauteurs détempérées des harmoniques du pédalier et des mêmes hauteurs tempérées produites par les claviers.

Quelle compte Olivier Messiaen tient-il de tous ces phénomènes dans son écriture ? Certains passages  particuliers de la mélodie permettraient à première vue de répondre à cette question. La mélodie qu’énonce le pédalier a été déjà été présentée une fois, en monodie, au début de la pièce. La thèse de mon collègue Christopher Brent Murray a démontré que cette mélodie a été recomposée à partir de fragments de cantilènes hindous ou « jâtis » donnés en exemple dans l’article de Johanny Grosset consacré à la musique de l’Inde au sein de L’Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire d’Alfred Lavignac, source récurrente des emprunts de Messiaen au répertoires populaires indiens, russes ou même coréens[10]. Comme dans ses modèles de l’encyclopédie, Messiaen parsèmera sa mélodie de notes répétées, qui entraîneront l’utilisation par le compositeur d’un certain nombre d’enchaînements harmoniques sur pédale. Je vais m’intéresser plus spécialement à trois d’entre eux. Leur particularité est d’être étrangers aux catégories harmoniques définies par le compositeur: ils n’appartiennent ni aux modes à transpositions limitées, ni aux différents « accords spéciaux » cartographiés par Messiaen dans ses ouvrages théoriques. Ce type de vocabulaire harmonique « non-identifié » chez Messiaen, bien plus courant qu’on ne le croit, a jusqu’à présent laissé les commentateurs circonspects, les forçant le plus souvent à se retrancher derrière l’appellation passe-partout « d’accords-couleurs » ou à faire appel à des modèles théoriques inadaptés.

 Accords pédale Ange aux parfums

J’ai noté à côté de chacun d’eux les hauteurs réelles données par le pédalier. Chacun de ces enchaînements est construit sur une pédale supérieure qui correspond à la note la plus haute donnée par le pédalier (le 1 pied). Quant aux autres notes (quinte et tierce), elles sont occasionnellement présentes dans les accords du manuel sans pour autant que l’on en puisse en tirer un parti concluant. En effet, la clé de lecture de ces accords ne réside pas là non plus dans un quelconque lien avec leur registration, mais dans leur origine. Chacun de ces trois enchaînements harmoniques a là encore été généré par la technique de l’emprunt, geste à nouveau non fortuit ou occasionnel, mais bien plutôt pour Olivier Messiaen, méthode d’élargissement de l’horizon harmonique et de constitution d’un langage. Comme dans l’exemple de Joie et clarté, l’exploration du timbre s’est faite à partir de matériaux (mélodiques ou harmoniques) préalablement constitués et transfigurés a posteriori par la registration. Les indices laissés par la chronologie biographique sont ainsi corroborés et même dépassés par une enquête précise sur la génétique des matériaux. Observons cela plus en détail.

 

L’enchaînement que j’ai appelé A provient du Gibet, le deuxième mouvement de Gaspard de la Nuit de Maurice Ravel, pièce toute entière composée sur une pédale de Si bémol. Dans son analyse des œuvres de Ravel publiée après sa mort par Yvonne Loriod, Messiaen isole et signale cette marche[11] 

gibet marche OK

La transformation opérée dans les Corps Glorieux, est intégrée, quelques années plus tard, dans Technique de mon langage musical, au sein d’une « liste d’enchaînements d’accords » (à l’exemple 252), vaste réservoir de matériaux harmoniques donnés ici par Messiaen sans autre véritable explication. La marche est transposée au demi-ton supérieur, les accords de Ravel sont renversés et Messiaen ajoute une deuxième pédale supérieure (ici un do dièse), un de ses « prismes déformants » favoris en matière d’emprunts harmoniques. Si ces transformations peuvent paraître conséquentes, l’apparentement sonore entre la source et cette version « d’atelier » est pourtant évidente.

 Marche du Gibet dans TLM

L’enchaînement est ensuite divisé en deux blocs dans l’Ange aux parfums. Le sixième accord, ajouté par Messiaen aux cinq accords prélevés chez Ravel, n’est pas utilisé.

Le Gibet étape finale

Cette marche du Gibet sera d’ailleurs réutilisée de manière plus proche encore de l’original dans la 8ème mélodie d’Harawi, Syllabes (p.57, système 4).

L’enchaînement B est quant à lui tiré d’un passage de l’Hommage à Rameau , dans le premier cahier des Images de Debussy ; il est plusieurs fois commenté par Messiaen dans son Traité, qui le qualifie de « litanie Harmonique », sans cependant jamais montrer l’usage qu’il en a fait dans ses propres oeuvres.

 litanie harmonique étape 1

Cette formule harmonique est présente d’innombrables fois dans sa musique, depuis les Préludes jusqu’au Livre du Saint-Sacrement cinquante ans plus tard, fonctionnant, comme les emprunts précédemment signalés, comme un bloc pré-composé, propre à être utilisé dans de nombreux contextes. Il figure également dans la même liste d’accords Technique de mon langage musical (ex.246), non transposé, là aussi sans aucune indication de provenance. Transposé puis renversé, le voici donc utilisé dans notre passage de l’Ange aux parfums.

litanie harmonique étape 2

Quant à l’enchaînement C, il est emprunté à une mesure de Pelléas et Mélisande, dont la présence dans l’œuvre de Messiaen est récurrente, tant dans sa musique  que dans ses écrits pédagogiques et théoriques, convoqué au total plus d’une dizaine de fois. Messiaen lui-même nomme ce passage « l’enchaînement de la Scène des cheveux », utilisé ici en marche d’harmonie aboutissant aux hauteurs originales de l’œuvre de Debussy. Le sol pédale supérieure de l’enchaînement d’origine sert à unifier la marche.

scène des cheveux étape 1

Ce regard analytique porté sur les passages les plus novateurs des Corps glorieux du point de vue de la registration montrent bien la tension inhérente à l’écriture d’orgue de Messiaen à ce stade de sa production : la recherche sur le timbre s’appuie sur des objets harmoniques élus dans les œuvres de ses prédécesseurs. En y « tirant son miel », le compositeur les transforme  la fois par des procédés traditionnels (transposition, renversements, ajouts d’une pédale) et par le prisme de la registration. Les phénomènes acoustiques qui en résultent n’ont cependant pas participé à l’édification de leur grammaire : ils doivent donc être considérés comme surnuméraires.

Messe de la Pentecôte: du son à l’idée

La Messe de la Pentecôte, rédigée un peu plus de dix ans après les Corps glorieux, a connu, d’après ce que nous en dit Messiaen, des circonstances de composition bien différentes du cycle précédent.

Il explique en effet qu’à partir de 1945, la création d’une nouvelle messe basse avec orgue, le dimanche à midi, lui a permis, en accord avec le clergé, de consacrer cet office « entièrement à la musique moderne », et plus particulièrement à l’improvisation.

« Ces improvisations devinrent peu à peu « une » improvisation, toujours oubliée, toujours retrouvée, toujours répétée. »[12]

A quoi pouvaient bien ressembler ces improvisations ? Aucune trace sonore, aucun enregistrement bien sûr ne subsiste. Mais on a plusieurs fois cité ce passage du journal de Julien Green, en date du 18 avril 1949 :

« Ecouté à la radio une improvisation de Messiaen. Musique qu’on dirait composée après  la fin du monde. Elle est d’une beauté monstrueuse, fait voir d’immenses cavernes où coulent des fleuves, où brillent des monceaux de pierreries. On ne sait où l’on est, dans l’Inde, peut-être. L’auteur jouait à l’orgue dans l’église de la Trinité. Jamais les voûtes de ce hideux édifice n’ont dû entendre des sons plus inquiétants. Parfois on a l’impression que l’Enfer s’ouvre tout à coup et bée. Il y a des cataractes de bruits étranges qui éblouissent l’oreille. »[13]

On a moins souvent convoqué cette page plus circonspecte du journal de Aaron Copland, datant de la même année 1949, même si, dans un certain sens, elle rejoint la précédente:

Visité Messiaen à la tribune de la Trinité. Entendu son improvisation à midi. Tout y est : du démon dans les basses aux harmonies de music-hall dans les dessus. Que l’Eglise tolère ça pendant les services relève décidément du mystère. »[14]

« Sans être ma meilleure œuvre, c’est sans doute la plus conforme à ma vraie nature, et aussi la seule vraiment écrite pour mon orgue de la Trinité, puisqu’elle a été improvisée plusieurs fois –au cours des années 1948 et 1949- sur l’orgue de la Trinité. »

Plusieurs commentateurs ont relevé qu’il semblait n’y avoir rien de moins improvisé que la Messe de la Pentecôte, notamment en raison de la large place qu’elle accorde aux spéculations rythmiques complexes et aux polymodalités…  C’est absolument vrai. Mais dans cette affirmation de Messiaen, je crois qu’il faut d’abord comprendre qu’il pointe un rapport aux timbres différent de ses œuvres précédentes, car l’expérimentation in situ a pu précéder l’écriture. « La seule vraiment écrite pour mon orgue de la Trinité, puisqu’elle y a été improvisée plusieurs fois. »

La registration, et/ ou dans certains cas le geste instrumental auraient donc pu être un point de départ, un préalable à leur notation.

Un exemple frappant et célèbre nous est donné dans l’Offertoire. Y revient à plusieurs reprises un do grave isolé, joué sur un jeu de Basson de 16.

Messe de la Pentecote do grave

« Le timbre est énorme, fortissimo, affreusement grave, noir et profond : c’est à la fois grotesque, formidable, et terrifiant. Les puissances des ténèbres sont là, menaçantes, et la Bête de l’Apocalypse grogne dans la nuit »[15].

Assurément nous rejoignons là  les descriptions de Green et de Copland ! Nous avons bien ici un timbre pour lui-même, sonorité particulière à la Trinité (liée à l’instabilité de l’alimentation en air). Dans une lettre de 1961 relative aux projets de restauration de l’orgue, Messiaen interdit d’ailleurs au facteur Picaud « d’améliorer » ces notes graves du Basson :

« Ce serait un crime de changer ces notes graves, que je traite en solo à cause de leur timbre profond et puissant ».[16]

Matériau et timbre sont donc ici indissolublement liés, le timbre devient matériau, et signe expressif. Cependant, son inclusion au sein d’une grammaire compositionnelle se fera avant tout par sa symbolisation par une note (do), (même si ramener cet événement sonore complexe à un « do » doit bel et bien être considéré comme une convention) : ce do en effet, est la note commune à tous les modes utilisés dans les passages polymodaux qui l’entourent.

J’entends un prolongement de cette sonorité dans Couleurs de la Cité Céleste, en 1963, où les sons-pédales du trombone, entendus comme des objets sonores isolés comme dans la Messe, sont colorés par l’ajout d’harmoniques artificiels. Le trombone des Espaces acoustiques de Grisey n’est plus très loin….

Sur un autre passage à la fin du même Offertoire, Messiaen note : « Je tiens beaucoup à la registration de ce passage. Cette combinaison de timbres, je l’ai trouvée- ainsi que les attaques et l’écriture d’orgue qui l’accompagnent à peu près obligatoirement : c’est un peu « ma chose »[17].

Offertoire messe goutte d'eaux

Là encore, Messiaen nous parle d’une registration pour elle-même, l’écriture d’orgue lui étant soumise. Si l’exemple précédent était la focalisation sur un son figé, il s’agit ici de la création d’un phénomène acoustique inédit par la mise en relation de deux registrations particulières : Messiaen invente ici un transitoire d’attaque artificiel, pour lequel il décrit également l’action de l’édifice : « détaché qui compte sur le rebondissement du son dans la voûte ».  Il note encore : « L’attaque du positif est très claire, riche, cristalline […]. La pédale transforme la goutte d’eau en son de cloche, en lui ajoutant un écho, une tenue, une auréole, un prolongement »[18].

L’action de l’édifice sur ce son peut être mieux comprise en l’écoutant passé à l’envers.

Là aussi, Couleurs de la Cité Céleste propose un prolongement de cette technique, où piano et percussions greffent un nouveau transitoire d’attaque résonnant aux accords des vents.

Le dernier accord de l’Offertoire de la Messe de la Pentecôte offre un autre exemple particulier d’interaction entre écriture et registration.

Offertoire accord final décomposé

Il est joué sur le registre le plus simple de l’instrument, un bourdon de 8 qui sonne quasiment comme un son sinusoïdal, pur de tout son harmonique. Il va donc tirer son timbre non de la registration mais de ses constituants internes : certaines de ses notes, appartenant au même spectre harmonique, vont fusionner pour notre perception, créant en fait trois groupes : deux fragments de spectre harmonique et un intervalle inharmonique. Ni entièrement fusionnelle, ni réellement harmonique, la perception de cet objet est riche d’ambiguïtés.

Ecoutons cet accord globalement, puis décomposé suivant ces trois groupes.

J’aimerais rapprocher cet « étrange accord », comme Messiaen le nomme lui-même,  d’un moment précis de la première pièce de la Messe, l’Entrée. Cette page utilise cinq enchaînements d’accords récurrents, « colorant » une structure rythmique complexe, très probablement composée préalablement. Dans son Traité, Messiaen va décrire chacun de ces enchaînements, qui sont tous dotés d’une registration « exploratoire » :

-deux  seront décrits par une analyse de leurs intervalles constitutifs

-deux  autres le seront par des références à d’autres compositeurs, signalement habituel de l’emprunt harmonique (« l’enchaînement du thème de Golaud en marche »,  « quintes superposées, à la Bartok »)

-cependant le dernier échappe à ces classifications. Il est qualifié d’ « enchaînement occasionnel, qui tire sa curieuse sonorité de la registration »[19].

entrée enchaînement occasionnel

Nous voici au cœur de la problématique : si pour les quatre premiers enchaînements, le timbre vient habiller et transformer une pensée harmonique qui lui est extérieure, le dernier enchaînement n’est pas préexistant à sa registration, il n’a donc pu qu’être inventé in situ, et a donné à Messiaen l’occasion de dépasser sa grammaire harmonique habituelle (modes, « accords spéciaux », emprunts). L’enchaînement est bel et bien « occasionnel » (qualificatif d’ailleurs unique dans les écrits de Messiaen à ma connaissance), local, et c’est la hiérarchie des paramètres qui s’en trouve renversée.

Un final « en coup de vent »

La Sortie, quant à elle, semble nous faire revenir à une registration de « convention », le tutti de l’orgue. Pourtant le travail sur le timbre restera présent, non plus sous l’angle de la registration mais plutôt sous celui des densités et des gestes. Ainsi, Messiaen fait appel à un terme de musique concrète, la « grosse note », pour qualifier les effets de densités d’une écriture fondée sur des masses, tout en rappelant la présence d’un geste de ce type dans la Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 de Bach[20].

Cependant, le geste sonore le plus étonnant est sans aucun doute l’ébouriffant trait final. Il semble que Messiaen veut y bannir la perception des événements individuels au profit de la seule sensation de mouvement.

Voici le seul commentaire qu’en ait laissé le compositeur « Grand trait en triples croches, très rapide, distribué entre les deux mains, et utilisant toute la force de l’orgue : style rhapsodique rappelant les improvisations de Charles Tournemire, mais plus disjoint, tempétueux, échevelé. »[21]

Ce geste du « coup de vent » final est en réalité une constante dans son œuvre, des Transports de joie à Chant d’amour I (deuxième mouvement de la Turangalîla-Symphonie). Si le geste est bien inspiré par Chopin (Final de la Sonate funèbre, auquel Messiaen fait référence dans ses esquisses des Visions de l’Amen à propos d’un projet de mouvement final « en coup de vent »[22]) tout autant que par Tournemire, il ne sera pas ici, contrairement à toutes ses autres apparitions chez Messiaen, le moment d’une récapitulation d’un matériau précédemment énoncé. Au contraire, les hauteurs constitutives de ce geste relèvent d’un emprunt particulièrement crypté, le plus crypté probablement de tous ceux que nous avons pu mettre au jour. La source en est les Variations op.27 d’Anton Webern, celui que Stravinsky qualifia de « perpétuelle Pentecôte »[23]. Messiaen emprunte successivement aux trois mouvements de cette pièce.

trait du vent de l'esprit avec indications Webern

Deux modalités bien distinctes de prélèvement sont à l’œuvre :

1.) La première, qui concerne le premier mouvement, et les 53 premières notes du trait, pourrait être qualifiée de « citation perceptive » : Messiaen utilise la mélodie entendue, le « soprano » résultant du croisement des figures et des mains, ligne irréductible à toute analyse, et proprement absente de la partition.

2.) La deuxième, qui concerne les deuxièmes et troisièmes mouvements seraient alors une « citation graphique ». Messiaen cite uniquement la portée du haut, correspondant à la main droite (on se souvient que le croisement des mains, réalisant physiquement les symétries mises en œuvre dans l’écriture, est un des fondements de ces Variations, notamment dans le second mouvement).

Ces deux  démarches ont en commun de faire totalement abstraction de l’analyse sérielle de la pièce, mais cependant pas de l’analyse formelle : dans le premier mouvement, l’emprunt s’interrompt longuement pour reprendre au début de la partie A’ mesure 37 ;  c’est uniquement la deuxième partie du deuxième mouvement qui est citée, et enfin la citation du troisième mouvement, après une interruption, reprend précisément au début de la variation 3.

Cette emprunt est sélectif : il juxtapose des fragments de longueur variables (7 à 17 notes) issus de différents passages, mais strictement dans l’ordre chronologique. Une approche détaillée peut nous permettre de supputer les causes potentielles de cette sélection :

1.) L’évitement des notes répétées (mouvement I, mesures 13 et 49) ;

2.) L’évitement de la présence d’arpèges d’accords parfaits : ils sont nombreux dans le « soprano résultant » de Webern (mouvement I, mesures 14 et 46, mais un arpège de La majeur est conservé en mesure 44 par exemple) ;

3.) L’évitement de la présence des mouvements rétrogrades trop perceptibles, qui sont pourtant au cœur de l’écriture de l’œuvre de Webern – mouvement I, mesure 4 ; mouvement III, mesure 36. Un palindrome de neuf notes est cependant conservé des mesures 38 à 41 du troisième mouvement.

Une constante demeure, qui dans ce cas est indispensable à l’identification de la citation : celle de la non-transposition. Enfin, Messiaen respecte ici globalement les tessitures de l’original : elles influent d’ailleurs profondément sur la morphologie du trait, comme à la mesure 19 du premier mouvement avec l’arrivée du si 1. Un certain nombre d’octaviations vers le centre réduisent cependant l’ambitus pour éviter des sauts disjoints trop importants (mouvement I, mesures 20 et 21, 38 et 50 ; mouvement II mesures 12 et 13 ; pas de modifications dans le mouvement III).

Quel sens donner au geste de Messiaen prélevant dans Webern la matière de son trait ? Il faut  relever deux paradoxes : le premier est finalement l’absolue neutralité du matériau de ce trait. Par la vitesse et la registration, la matière même de ce trait est rendue imperceptible au profit du seul mouvement. A défaut d’une relation thématique avec la pièce qu’il conclut, il est tenant de penser que le trait aurait pu accepter n’importe quel matériau de hauteurs « plus ou moins dodécaphonique ». Second paradoxe : on pourrait dire que Messiaen utilise les variations de Webern quasiment à contre-emploi, d’abord par une lecture mélodique donc, en « diagonale » du premier mouvement, ensuite parce qu’il efface quasiment toute trace des divers miroirs caractéristiques de la pièce. Dans ces conditions, ce geste d’emprunt pourrait alors s’avérer plus particulièrement révélateur : même face au besoin d’un matériau « neutre » ou à neutraliser, Messiaen l’emprunte. L’alliance de la registration et de la virtuosité nécessite la présence d’une matière existante. Ces constatations nous conduisent à penser que d’autres paramètres que l’adéquation (toute relative ici) d’un matériau-source avec un projet de composition  rentrent en ligne de compte : l’intérêt de Messiaen pour cette œuvre (Maurice Leroux témoigne de son inclusion au programme des cours privés chez Guy-Bernard Delapierre dans les années 1940[24]), mais aussi son actualité dans le contexte de la fin des années 1940 à Paris, voire sa portée symbolique.

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Au terme de cet exposé, il nous faut relire ce commentaire de Stockhausen, publié dans un programme du Domaine Musical en 1959 :

«Musiques de tous les temps et de tous les peuples, chants d’oiseaux : Messiaen emporte son carnet de notes et y inscrit tout ce qu’il entend. Après cela, rentrant chez lui, il ordonne, transforme, compose ses « objets ». Messiaen est un creuset de matières en fusions. Il accepte des « formes sonores existantes » [des formations sonores] et les reflète suivant son intelligence musicale. »

Dans ces années 1940, avant les premières réalisations de musique concrète à Paris, avant les premières expériences du studio de Cologne, il existe un lieu précurseur où le son s’invente, où le timbre s’écrit : cette forge, c’est la tribune du Grand Orgue de la Trinité. Messiaen y opère le relais entre les sophistications harmoniques d’un Debussy et d’un Ravel et l’harmonie-timbre de ses élèves Grisey et Murail, dans ce laboratoire où l’organiste à ses claviers isole des moments harmoniques choisis pour les transfigurer par la registration.

Cette singulière forge doit nécessairement s’alimenter de matériaux préexistants de toute provenance, mais qui supposent pour Messiaen une antichambre : celui d’une constitution préalable par une grammaire de l’écriture. Le timbre alors ne serait-il qu’un –luxueux- vêtement pour un matériau déjà formé ? Comment penser pour l’orgue une musique  consubstantielle à sa registration ? Ne peut-elle aboutir qu’à l’écriture « d’enchaînement occasionnels », pour reprendre les mots mêmes de Messiaen ? Si quelques brefs éclats de la Messe de la Pentecôte peuvent suggérer quelques éléments de réponse, Messiaen nous laisse bel et bien ces questions en héritage : la prise en charge par une grammaire spécifique des éclats sonores tirés de la forge de la Trinité.


[1] Yves Balmer, Thomas Lacôte, Christopher Murray, Le modèle et l’invention: Olivier Messiaen et la technique de l’emprunt, ouvrage paru depuis lors aux éditions Symétrie (2017)

[2] Brigitte Massin, Olivier Messiaen, une poétique du merveilleux,Paris, Alinea, 1989

[3] Voir Messiaen dans « Les amis de l’orgue et la guerre » de Miramon Fitz-James, L’Orgue, no. 40-41, décembre 1939 – mars 1940, p. 30-38

[4] Peter Hill et Nigel Simeone, Olivier Messiaen, Paris, Fayard, 2008, p.138

[5] Id., p.149

[6] Olivier Latry et Loïc Mallié, L’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen, œuvres d’avant-guerre, Carus Verlag, 2008

[7] Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical, Paris, Alphonse Leduc, 1944, p. 72

[8] Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, Arles, Actes Sud, 1999, p.83

[9] Idem, p.202

[10] Christopher Murray, Le développement du langage d’Olivier Messiaen, thèse de doctorat sous la direction de Anne Penesco, Université Lumière-Lyon 2, 2010, p.340

[11] Olivier Messiaen et Yvonne Loriod, Analyse des œuvres pour piano de Maurice Ravel, Paris, Durand, 2008, p.45

[12] Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, Tome IV, Paris, Alphonse Leduc, 1997, p.83

[13] Julien Green, Journal V, Le Revenant (1946-1949), Paris, Plon, 1951

[14] cité dans Alex Ross, The Rest is noise, Arles, Actes Sud, 2010, p.598

[15] TRCO, Tome IV, p.94

[16] Cité dans Olivier Latry et Loïc Mallié, L’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen, œuvres d’avant-guerre, Carus Verlag, 2008

[17] TRCO Tome IV, p.99

[18] Idem, p.100

[19] TRCO Tome IV, p.85

[20] Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, Tome IV, Paris, Alphonse Leduc,

[21] TRCO Tome IV, p.124

[22] Yves Balmer, Formal genesis in Visions de l’Amen, in Messiaen perspectives I : sources and influences, Christopher Dingle, Robert Fallon (dir.), Ashgate, 2013

[23] Igor Stravinsky et Robert Craft, Memories and Commentaries, University of California Press, 1981, p.105. « He is a perpetual Pentecost for all who believe in music. »

[24] Jean Boivin, La Classe de Messiaen, Paris, Bourgois, 1995, p. 310.

Quid novi Messiaen

novembre 23, 2013 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Olivier Messiaen   Subtilité des Corps glorieux (Orgues Nouvelles n°12) 

Monodie

Cette pièce, placée en tête des Corps glorieux,  ouvre ce troisième grand cycle pour orgue d’Olivier Messiaen par un geste dont il faut bien mesurer l’originalité : il s’agit d’une simple monodie. Messiaen déshabille ici l’orgue symphonique et ses masses sonores au profit du déploiement dans l’espace d’un timbre unique, le cornet, mis en perspective sur trois plans sonores. Si Tournemire  avait montré la voie, Messiaen est le premier à oser l’appliquer à une pièce entière: il persistera notamment dans Force et agilité des Corps glorieux, et dans la célèbre Danse de la fureur du Quatuor pour la fin du temps. Il y là un paradoxe fructueux,  une tension particulière créée par la réduction du multiple à l’un : l’orgue pourrait se déployer, l’ensemble de chambre pourrait se diviser, mais il ne le fait pas…

L’apparition de la monodie dans l’œuvre de Messiaen résulte de la cristallisation de deux influences majeures : le chant grégorien et les cantilènes hindoues ou « jâtis » dont il trouve le modèle dans l’Encyclopédie de la musique de Lavignac et la Laurencie. Dans les Corps glorieux, la première fécondera Subtilité tandis que l’autre sera la source de la monodie ouvrant l’Ange aux parfums et de Force et agilité. Ces deux modèles en viendront d’ailleurs à se croiser quelques années après au début du Regard de l’Esprit de joie, extrait des Vingt regards sur l’Enfant Jésus  pour piano, que Messiaen qualifie de « thème de danse orientale et plain-chantesque » : les strophicus de l’Haec Dies pascal y rencontrent les notes répétées caractéristiques des jâtis de l’Encyclopédie.

Modèle et prisme déformant

Au chapitre 12 de Technique de mon langage musical, Subtilité des Corps glorieux sert d’exemple à l’utilisation que fait Messiaen de « formes plain-chantesques » pour structurer sa propre musique : la pièce y est ainsi qualifiée de « grande antienne ornée ». Cependant, on reconnaît sans peine les traits du grand Salve Regina grégorien : Messiaen en a donc tiré non seulement une forme, mais également des contours mélodiques. Il les a passés au « prisme déformant de son langage », en coulant cette mélodie dans les modes à transposition limitée, en recomposant les formules mélodiques les plus caractéristiques à partir d’intervalles qui lui sont chers et en complexifiant l’ornementation déjà présente en puissance dans la mélodie grégorienne.

Ce choix s’explique par le fait que l’antienne n’est pas une forme mais un genre : chaque antienne a sa propre forme. La « forme-antienne » comme structuration d’une pièce entière ne peut donc être efficace qu’en référence à un modèle précis. C’était déjà le cas dans Antienne du silence, le deuxième des Chants de terre et de ciel (1938), qui prend appui sur le O sacrum convivium, sans que le compositeur n’en ait jamais rien dit. Cette technique d’emprunt au plain-chant est une méthode de composition fondamentale dans les Corps glorieux, puisqu’elle fournit la colonne vertébrale de trois pièces : outre Subtilité, Joie et clarté des Corps glorieux (Alléluia de la Toussaint) et le Mystère de la Sainte Trinité (Kyrie grégorien X), croisant toujours forme et contours mélodiques.

La référence au grégorien est commune à tous les organistes compositeurs français du premier XXème siècle. Mais alors que ses contemporains y avaient vu une source de renouvellement du langage et du matériau thématique, Messiaen y voit d’abord une matrice formelle et mélodique, lui permettant de mettre en œuvre son propre langage et de s’éloigner du développement thématique traditionnel. Voir dans un modèle commun ce que personne n’avait vu : c’est bien là la force d’Olivier Messiaen.

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