Quid novi Florentz

septembre 12, 2014 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Jean-Louis Florentz : « Dis-moi ton nom », extrait des Laudes op.5 (Orgues nouvelles n°24)

« Un appel à la prière » : c’est ainsi que Jean-Louis Florentz définit la pièce qui ouvre les Laudes, recueil en passe de devenir aujourd’hui une œuvre canonique, trente ans après sa composition. Incantations, récitations psalmodiques, antiphonie, glas : l’imagerie liturgique, immuable et universelle, y est omniprésente, comme dans toute sa musique. Le fait en lui-même n’a rien d’original ; c’est bien dans la mise en œuvre de ces topoï, dans leur intégration, leur agencement, que l’on pourra tenter d’entrevoir l’espace poétique et sonore singulier du compositeur. Et ce même si leur contrôle par une combinatoire symbolique complexe nous reste encore inconnue, dans l’attente de la publication prochaine des travaux de Michel Bourcier.

Incantations

D’où naît l’invocation ?  Dès la première seconde de Debout sur le soleil ou d’Asmara, la ligne mélodique incantatoire intervient ex abrupto et renverse tout sur son passage. Ici, au contraire, l’œuvre débute par trois grands aplats intenses, presque aveuglants. Ils pourraient rappeler ceux qui referment le premier mouvement du Et expecto resurrectionem mortuorum de Messiaen. C’est de l’évidement du troisième que naîtra la ligne, comme subrepticement, simple désinence. Début qui, à lui seul, est déjà une leçon de composition.

La ligne incantatoire orne sans cesse des points d’appui fixes, proliférant jusqu’au tournoiement, jusqu’à l’ivresse. Le modèle vocal est étiré à l’extrême : appels-anacrouses gigantesques, qui prennent le clavier à bras le corps. De ce principe naît une syntaxe singulière, dont l’imitation ne pourra être qu’épigonale : Florentz lui-même n’est ni Jolivet, ni Ohana, même s’il s’est assurément mis à leur école, tous tentant d’entendre dans les musiques d’ailleurs les fondements d’une pensée mélodique renouvelée.

Récitations

L’autre archétype vocal utilisé dans cette pièce est plus directement relié à la tradition occidentale : on y entend une récitation psalmodique recto-tono, agrémentée de formules conclusives caractéristiques (dont certaines évoquent l’antique troisième ton, celui du Te Deum). A un verset répond nécessairement un autre verset, force de propulsion primitive, chacun portant un texte imaginaire dont découlent des étirements ou compressions rythmiques. Mais ce principe répétitif s’emballe : le jeu de miroirs se fait alors polyphonique. Une sonorité, faite deux sixtes majeures superposées, s’impose à la mémoire de l’auditeur par son retour constant. Ce centre de gravité trouvera dans la suite de la pièce un mode de « développement » imprévisible et inouï.

 

 

Antiphonie

Invocations d’un célébrant et acclamations de la foule, récitations psalmodiques à deux chœurs, l’antiphonie est au cœur de cette pièce comme c’est le cas pour de nombreuses autres œuvres de Florentz, matérialisée dans les différents « chœurs » que sont les claviers de l’orgue, comme autant d’espaces sonores métaphoriques, mais aussi dans la place réservée au silence. Organisatrice de la pratique liturgique, qui sous-entend une répartition des fonctions hiérarchiques entre ses acteurs et un dialogue entre elles dans le cadre d’un rituel très précisément consigné, elle le devient ici du temps musical et des forces instrumentale. Si la musique de Florentz tire profit de la liturgie, ce n’est donc pas seulement par simple reprise d’un matériau mélodique, ou par mimétisme : en modélisant un rituel, il s’intéresse aussi à ses structures sous-jacentes pour générer des fonctions spécifiquement musicales, et apporter des réponses originales à des questions de composition intemporelles.

Glas

« Comme un glas » : par deux fois, dans les pièces extrêmes des Laudes, cette indication marque l’utilisation par le compositeur des propriétés des jeux de mutations, utilisation « organique » comme il le notait lui-même, c’est-à-dire nullement décorative mais intégrée à une pensée musicale qui rend leur présence indispensable, permettant à l’orgue d’entrer dans le monde micro-tonal grâce aux harmoniques naturels non-tempérés, pour générer « des champs vibratoires d’une mystérieuse beauté ». Au centre du recueil, Chant des fleurs en fait son principe unique d’écriture. Moments surnaturels, évocateurs d’un ailleurs : sortie du territoire supposé circonscrit de l’instrument-orgue. Dans Dis-moi ton nom, la sonorité déjà évoquée se reflète dans de multiples miroirs déformants. Sa surface scintille, semble fluctuer, et notre oreille, désorientée, s’interroge…

Quid novi Janacek

novembre 23, 2013 § Poster un commentaire

Quid novi? Un billet publié chaque trimestre dans la revue Orgues nouvelles: portrait en creux des possibles de l’orgue…

Leos Janacek : Solo de la Messe Glagolitique (Orgues nouvelles n°17)

La musique du compositeur tchèque Leos Janacek a mis du temps à s’imposer dans notre pays : compositeur à l’écart du mainstream  de la modernité, à l’écriture tout à la fois lyrique et sauvage, au langage mélodique et  harmonique reconnaissable entre mille, il est désormais régulièrement à l’affiche des maisons d’opéra, ou des concerts de musique de chambre. Mais peu des concerts d’orgue…

Une messe entre concert, opéra et tradition

Sa Messe glagolitique, créée en décembre 1927, est une œuvre de pleine maturité : rappelons que son auteur, né en 1854, ne parvint à une reconnaissance internationale que vers l’âge de 60 ans. Son projet est original : pleinement pensée pour la salle de concert, elle n’en demeure pas moins attachée aux usages liturgiques ancestraux, notamment par sa langue : le vieux slavon, langue liturgique de l’église orthodoxe. Cette langue s’écrit en alphabet dit « glagolitique », attribué à Saint Cyrille et Méthode, et supplanté ensuite par l’alphabet cyrillique. La Messe dans son ensemble ne présente pour ainsi dire aucun hiatus avec le style des opéras  de Janacek, tout à la fois car les textes sont traités dans leur continuité dramatique, avec un sens aigu de la « mise en espace », et car la vocalité des œuvres scéniques n’est pas si éloignée d’une forme de psalmodie, antique ferment d’une nouvelle relation utérine entre texte et musique, comme dans Pelléas et Mélisande ou Noces de Stravinsky. Divisée selon les cinq mouvements de l’ordinaire de la messe, l’œuvre offre la particularité de s’ouvrir et de se clore par deux épisodes purement orchestraux, et d’inclure entre l’Agnus Dei et la Fanfare finale une pièce entièrement dévolue à l’orgue. Brèves mais flamboyantes minutes qui offrent aux organistes une porte d’entrée dans un des langages les plus singuliers de son époque. Pourquoi s’en priver ? L’écriture est certes massive, brute, et à mille lieux des traditions organistiques parisiennes, mais une registration finement pensée peut être à même de rendre justice à  ces pages hors-normes.

Litanies

L’ostinato, cette cellule musicale répétée, est probablement le procédé d’écriture favori de Janacek. Issu du la musique populaire, il peut paraître plutôt grossier au premier abord : assurer l’unité du tissu musical par cette méthode, ce pourrait être chez d’autres se dédouaner de tout autre travail qui serve à « com-poser » l’œuvre. Janacek, au contraire va manier la chose avec une très grande subtilité : ses ostinatos évoluent, prolifèrent, interagissent : n’étant en rien figés, ils peuvent porter à la fois la cohérence de l’œuvre et sa vie intérieure en perpétuel mouvement. Ils ménagent tout un continuum possible entre la continuité organique et la rupture la plus franche.  Dans la pièce d’orgue, la stabilité de l’ostinato confinera à l’obsession. Traditions populaires et liturgiques se rejoignent ici : nous sommes bel et bien dans le genre de la litanie. Comme dans l’œuvre de Jehan Alain, il s’agira  d’exaspérer peu à peu la véhémence d’une invocation : Janacek, comme le faisait Alain, aurait pu écrire à l’attention de l’interprète : « Si à la fin tu ne te sens pas fourbu, c’est que tu n’auras rien compris ni joué comme je le veux. » L’ostinato sera alterné ou superposé à son « complémentaire » : une ligne plus large, enflant jusqu’à un sommet qui peu rappeler les bouffées de lyrisme de la Petite renarde rusée. L’organiste doit ici opérer une synthèse fine entre la grande souplesse rythmique requise par ces passages, la nécessaire assise de l’ostinato et les multiples interruptions qui ne doivent pas briser la continuité de l’élan. Dans la partie centrale, on retrouvera une technique chère à Janacek : un canon extrêmement serré, dans un tempo très vif, que nous percevons plus comme une texture que comme une véritable polyphonie. Le troisième mouvement de son Premier Quatuor à cordes en offrait déjà un exemple étonnant.

Cependant, l’un des principaux secrets de l’artisanat à l’œuvre dans cette pièce est ailleurs : l’ostinato que nous reconnaissons aisément au fil de l’œuvre est en réalité perpétuellement transformé, altéré : si sa courbe reste la même, ses intervalles constitutifs mutent peu à peu en traversant des contextes harmoniques divers, matérialisant l’évolution du temps musical et ouvrant la voie vers des formes libérées de l’héritage tonal. Janacek aurait-il retenu la leçon de Debussy ?

Quid novi Boesmans

novembre 23, 2013 § Poster un commentaire

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Philippe Boesmans : Fanfare II (Orgues nouvelles n°15)

Le compositeur belge Philippe Boesmans (né en 1936) a acquis aujourd’hui une réputation internationale, due en premier lieu à ses opéras (Wintermärchen, Julie, ou dernièrement Yvonne princesse de Bourgogne) qui se sont imposés tout autant par la force de leur conception dramatique que par la richesse d’une musique foisonnante d’idées, libre et accessible.

Un compositeur non organiste

A la lecture son catalogue, Fanfare II, son unique œuvre pour orgue composée en 1972, pourrait apparaître comme anecdotique : Philippe Boesmans n’a rien de l’organiste-compositeur.  A première vue, on l’ajouterait volontiers à la longue liste des compositeurs du XXème siècle ayant tenté, généralement à l’occasion d’une commande, un crochet vers l’instrument à tuyaux : souvent, un rapport trop distant à l’instrument ou une trop grande révérence à ses modèles consacrés a pu les mener à ce qu’il faut bien appeler un incident de parcours. A leur décharge, reconnaissons que la tâche n’est pas aisée : l’orgue est un instrument qui dicte ses lois, qui soumet le compositeur à des présupposés incontournables, à commencer par ce son « binaire », qui ne peut être que présent ou absent. Il faut voir là la première raison qui prive les organistes d’œuvres de Dutilleux, Carter, Boulez, Murail, Jarrell, Benjamin et bien d’autres. Les autres instruments ont aussi leurs lois, mais les compositeurs ont été formés avec elles : il est bien loin le temps où, pour leurs examens de composition, les élèves du Conservatoire de Paris avaient le choix entre écrire pour quatuor à cordes ou orgue[1]… L’orgue nécessite donc pour son service une interaction entre une compréhension approfondie d’un instrument riche, complexe et chargé d’histoire et une personnalité créatrice qui s’est forcément forgée au contact d’autres images sonores.

Points et aplats

Fanfare II constitue, avec les deux Etudes de Ligeti, la plus magistrale réussite en la matière au XXème siècle. C’est une complète réinvention de l’instrument que nous propose Philippe Boesmans. Son exploration ne se base pas sur la recherche de registrations nouvelles ou de modes de jeux annexes ; ce sont les fondements même de l’orgue qu’il remet en question. Pour lui, le véritable son de l’orgue n’est pas donné d’avance (ce que l’on entendrait en appuyant sur une touche), ce son s’écrit, il doit être inventé en composant à partir de sa pauvreté intrinsèque. Pour y parvenir, Boesmans va procéder à la manière d’un peintre pointilliste, par décomposition et recomposition.

L’orgue offre la possibilité, par exemple dans l’écriture en trio, de disposer chaque voix d’une écriture polyphonique sur un plan sonore différent : deux claviers etpédalier, chacun affecté d’un timbre précis grâce à une registration fixe et provenant d’un lieu différent du buffet. Ici, les lignes et les masses de la polyphonie vont perpétuellement circuler d’un plan sonore à l’autre (trois claviers et pédalier) : elles se transforment en points. Cependant, par la vitesse et la résonance, ces points finissent par reformer des lignes et des formes, comme dans un tableau de Seurat. Le début de la pièce est à cet égard éloquent : ce ré, translaté d’un clavier à l’autre, prend peu à peu vie à nos oreilles par sa mobilité !

Comme le synthétise Bernard Foccroulle, premier interprète de l’œuvre (il avait alors 19 ans !), « puisqu’un son tenu sur un clavier ne peut subir une fluctuation dynamique sans à-coups, il suffit de jouer rapidement la même note d’un clavier à l’autre, en utilisant des timbres proches, mais situés dans une échelle progressive ». La technique de jeu qui en découle est tout à fait particulière : les mains ne se déplacent plus seulement horizontalement sur le clavier, mais surtout verticalement, passant d’un clavier à l’autre. Ainsi, Fanfare II est probablement le premier chef d’œuvre pour orgue qui soit catégoriquement irréductible à la technique pianistique. N’est-ce pas là une conquête étonnante ?

Les sections pointillistes que nous venons d’évoquer alternent et contrastent avec d’autres passages entièrement fondés sur des aplats, des tenues. D’autres modulations du son apparaissent : elles sont confiées à l’orgue lui-même, avec la complicité de deux registrants. Tirer ou pousser un jeu, c’est alors agir de l’intérieur sur la texture musicale, tracer une griffe sur un fond immobile, comme un caillou dans l’eau, et en écouter les conséquences imprévisibles jusqu’au climax central.

Un miroir pour Machaut

Pour rendre compréhensible ce minutieux travail d’écriture, il fallait à Philippe Boesmans un matériau impersonnel, universel, archétypal, un « objet trouvé » musical qui lui permette de placer l’accent en premier lieu sur sa transformation : il a choisi le Kyrie de la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut, œuvre paradoxale en ce qu’elle symbolise à elle seule la musique médiévale dans ses aspects les plus singuliers tout en ayant été une référence constante des « modernes », justification historique des spéculations rythmiques les plus poussées. Le langage de cette pièce est pour ainsi dire trop moderne pour être ancien,  trop ancien pour être moderne: il est comme neutralisé pour centrer notre attention sur le déploiement d’un matériau, sur le son lui-même et son devenir.

Quarante ans après sa composition, force est de constater que cette œuvre reste encore trop méconnue. Ardemment défendue principalement par Bernard Foccroulle, elle attend aujourd’hui de nouveaux interprètes. Bien sûr, le défi est plus qu’imposant ; mais il en vaut la peine. Est-elle destinée à rester comme une magnifique réussite, mais isolée et sans suites ? Dans son aspect citationnel, probablement ; dans son systématisme également : on ne pourrait aboutir qu’à de pâles copies. Mais dans son obstination à travailler sur la réalité du son perçu sans croire aux métaphores faciles, à faire coïncider idées musicales et possibilités instrumentales insoupçonnées, dans l’audace et la singularité radicale de sa démarche, dans sa beauté sauvage, elle est et demeure exemplaire.


[1] Les travaux du musicologue Christopher Brent Murray nous apprennent qu’il en était ainsi dans les années 1920 pour la mise en loge annuelle préalable au concours du prix de composition.

Quid novi Messiaen

novembre 23, 2013 § Poster un commentaire

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Olivier Messiaen   Subtilité des Corps glorieux (Orgues Nouvelles n°12) 

Monodie

Cette pièce, placée en tête des Corps glorieux,  ouvre ce troisième grand cycle pour orgue d’Olivier Messiaen par un geste dont il faut bien mesurer l’originalité : il s’agit d’une simple monodie. Messiaen déshabille ici l’orgue symphonique et ses masses sonores au profit du déploiement dans l’espace d’un timbre unique, le cornet, mis en perspective sur trois plans sonores. Si Tournemire  avait montré la voie, Messiaen est le premier à oser l’appliquer à une pièce entière: il persistera notamment dans Force et agilité des Corps glorieux, et dans la célèbre Danse de la fureur du Quatuor pour la fin du temps. Il y là un paradoxe fructueux,  une tension particulière créée par la réduction du multiple à l’un : l’orgue pourrait se déployer, l’ensemble de chambre pourrait se diviser, mais il ne le fait pas…

L’apparition de la monodie dans l’œuvre de Messiaen résulte de la cristallisation de deux influences majeures : le chant grégorien et les cantilènes hindoues ou « jâtis » dont il trouve le modèle dans l’Encyclopédie de la musique de Lavignac et la Laurencie. Dans les Corps glorieux, la première fécondera Subtilité tandis que l’autre sera la source de la monodie ouvrant l’Ange aux parfums et de Force et agilité. Ces deux modèles en viendront d’ailleurs à se croiser quelques années après au début du Regard de l’Esprit de joie, extrait des Vingt regards sur l’Enfant Jésus  pour piano, que Messiaen qualifie de « thème de danse orientale et plain-chantesque » : les strophicus de l’Haec Dies pascal y rencontrent les notes répétées caractéristiques des jâtis de l’Encyclopédie.

Modèle et prisme déformant

Au chapitre 12 de Technique de mon langage musical, Subtilité des Corps glorieux sert d’exemple à l’utilisation que fait Messiaen de « formes plain-chantesques » pour structurer sa propre musique : la pièce y est ainsi qualifiée de « grande antienne ornée ». Cependant, on reconnaît sans peine les traits du grand Salve Regina grégorien : Messiaen en a donc tiré non seulement une forme, mais également des contours mélodiques. Il les a passés au « prisme déformant de son langage », en coulant cette mélodie dans les modes à transposition limitée, en recomposant les formules mélodiques les plus caractéristiques à partir d’intervalles qui lui sont chers et en complexifiant l’ornementation déjà présente en puissance dans la mélodie grégorienne.

Ce choix s’explique par le fait que l’antienne n’est pas une forme mais un genre : chaque antienne a sa propre forme. La « forme-antienne » comme structuration d’une pièce entière ne peut donc être efficace qu’en référence à un modèle précis. C’était déjà le cas dans Antienne du silence, le deuxième des Chants de terre et de ciel (1938), qui prend appui sur le O sacrum convivium, sans que le compositeur n’en ait jamais rien dit. Cette technique d’emprunt au plain-chant est une méthode de composition fondamentale dans les Corps glorieux, puisqu’elle fournit la colonne vertébrale de trois pièces : outre Subtilité, Joie et clarté des Corps glorieux (Alléluia de la Toussaint) et le Mystère de la Sainte Trinité (Kyrie grégorien X), croisant toujours forme et contours mélodiques.

La référence au grégorien est commune à tous les organistes compositeurs français du premier XXème siècle. Mais alors que ses contemporains y avaient vu une source de renouvellement du langage et du matériau thématique, Messiaen y voit d’abord une matrice formelle et mélodique, lui permettant de mettre en œuvre son propre langage et de s’éloigner du développement thématique traditionnel. Voir dans un modèle commun ce que personne n’avait vu : c’est bien là la force d’Olivier Messiaen.

Quid novi Alain

novembre 23, 2013 § Poster un commentaire

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Jehan Alain    Choral cistercien pour une élévation (Orgues nouvelles n°11)

Il y a quelque chose d’attachant à imaginer cette miniature comme griffonnée à la hâte ou tombée d’un cahier d’esquisses. C’est là en effet son destin : redécouverte en 1951 à l’abbaye de Valloires (Somme), elle avait été écrite en 1934 par Jehan Alain pour l’organiste du lieu, Jeanne Salzani. Il lui avait offert cette page sans même en prendre une copie…

Valloires

La famille Alain, et tout particulièrement Jehan, étaient des familiers de l’abbaye, qui était alors un « preventorium pour enfants » : il y passera de nombreuses vacances. L’orgue de l’abbaye deviendra donc un compagnon privilégié de l’interprète, de l’improvisateur et du compositeur. Trois pièces au moins sont directement écrites pour cet instrument : le Postlude pour l’Office de Complies, et les plus modestes Complainte pour que Poucette joue l’orgue de Valloires et Choral pour une élévation. Les spécificités de cet instrument sont détaillées par Alain dans plusieurs de ses lettres : « Il y a ici un orgue à trois claviers manuels qui est splendide et qui est placé dans le local plus accoustigénique (sic) que j’ai jamais rencontré ! Il a des vieux jeux qui ont 2 ou 300 ans qui ont une saveur ! Malheureusement, il a un défaut énorme : il n’est pas au diapason ! […] Mais cet instrument est pourtant merveilleux à jouer vers 11heures du soir quand le silence est absolu dans la campagne et qu’on joue pianissimo les notes graves de la pédale qui font trembler l’atmosphère… c’est vraiment émouvant. »[1] Bien sûr, cet intérêt procède d’une tendance générale de l’époque, qui redécouvre les sonorités de l’orgue classique français. Mais, tout autant que les sonorités, c’est « l’esprit » de la musique ancienne qu’Alain cherchera à capter, sans pastiche aucun : quête dont témoigne ses écrits et qui trouvera son aboutissement dans les  Variations sur un thème de Clément Janequin. Il vise ainsi à lier sonorités, écriture et esthétique dans une même continuité de pensée.

 « Ces sonorités fines qu’on peut entrecroiser dans la douceur

… et qui donnent un tissu sonore transparent et fluide dans les doigts, comme un voile de soie.»

Cette phrase tirée du carnet de notes de Jehan Alain semble décrire une certaine manière d’écrire pour l’orgue qui lui est chère : le début du Scherzo de la Suite,  le Jardin suspendu ou l’Intermezzo  s’y rattachent, mais notre Choral cistercien également. Les deux mains jouent en effet sur deux sonorités très voisines et dans la même tessiture. La perception de la polyphonie en est bouleversée : où se trouve la basse au premier système ? Où se trouve la mélodie au deuxième système ? Elles semblent circuler d’un clavier à l’autre, en un subtil jeu d’échange. Cette écriture entrelacée pourrait rappeler la partie centrale de la Pièce héroïque de Franck, la confusion des timbres en plus : pour ce dernier aspect, le modèle de Tournemire serait-il présent ? Grâce à la parenté de registration des deux claviers, notre oreille est désorientée: elle ne sait plus si elle doit suivre un timbre précis (un clavier) tour à tour mis en évidence ou plus enfoui, ou bien se focaliser sur une tessiture, qu’elle entend alors changer légèrement de timbre, prêtant une attention nouvelle à la finesse des sonorités grâce une écoute « en diagonale » de la partition. Les deux dernières mesures avant l’accord final résument superbement cette ambiguïté : alors que le choral a suspendu sa marche, un doux balancement fait s’entrecroiser quelques fa dièses et mi en une « micro-polyphonie » en écho.  On veillera donc à chercher la registration la plus équilibrée possible (fût-elle réduite aux 8 pieds seuls) et à maintenir un legato parfait pour rendre compte des finesses cachées de cette page, qui, l’air de rien, a beaucoup à nous dire…


[1] Lettre à Denise Billard, 5-6 septembre 1930, citée d’après l’ouvrage d’Aurélie Decourt.

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