L’ improvisation et la création

janvier 13, 2016 § Poster un commentaire

Entretien avec Thomas LACÔTE (mars 2014)

David CASSAN

Quel est votre rapport à l’improvisation ? Qu’est-ce qui vous a poussé à improviser ?

Thomas LACÔTE

L’improvisation a représenté pour moi une puissante voie d’accès à la musique. Si l’écoute a été ma première porte d’entrée, la deuxième est clairement l’improvisation. Elle a servi de moteur dans mon apprentissage musical, depuis mes 13-14 ans jusqu’à mes 20 ans. En un certain sens, c’est cela qui « tirait » tout le reste. Je m’en suis servi comme une sorte d’éponge musicale, c’est-à-dire une manière de retranscrire dans les doigts la connaissance sensible et conceptuelle des langages, des formes, des discours. C’était souvent aussi une impulsion, en entendant une œuvre que je ne connaissais pas: avoir envie de me mettre au piano et d’essayer d’en reproduire quelque chose par moi-même. Je n’avais pas encore les moyens de les jouer ou même d’accéder à la partition, et c’était donc une manière de « les atteindre » que de les imiter par l’improvisation.

D. C.

Est-ce que vous faites une distinction entre la manière dont vous improvisez en concert, en liturgie ou pour vous ?

T. L.

C’est une question complexe… Assurément oui, peut-être même de plus en plus en un certain sens. Je veux dire aussi, bien sûr, que mes considérations quant à l’improvisation ont d’évidence évolué. C’est-à-dire qu’aujourd’hui il m’arrivera très rarement, en concert, d’improviser avec un masque stylistique qui ne soit pas le mien. C’est envisageable, parfois, suivant l’instrument et suivant le programme qui a précédé. Il est possible d’avoir envie de s’exprimer dans le langage de l’instrument que j’ai sous les doigts, tel que je le sens et afin de poursuivre une sorte de continuité dans un programme. Cela peut arriver, y compris pour improviser un Prélude sur un orgue du 17 ème siècle, en ouverture d’un concert ! Dans le cadre de la liturgie, je fais au contraire usage de styles très divers, d’une expression peut-être plus impersonnelle, dans le sens aussi où j’ai à soutenir la prière d’une communauté ; même si, bien sûr, à la Trinité, on s’attend aussi à ce que tombe des voûtes une musique qui interpelle.

D. C.

Vous pouvez avoir envie de vous exprimer librement dans un style qui lui ne l’est pas ? Je pense, par exemple, à Thierry Escaich qui parfois improvise très librement en concert dans un style qu’on pourrait qualifier de ‘Brahmssien,’‘Mendelssohnien’. Vous pensez que c’est faisable ?

T. L.

Qu’est-ce qu’on met derrière le mot style ? Si j’entends ce que vous me dites, le mot style illustrerait uniquement un langage harmonique? Et donc il y aurait les « styles d’auteurs » et le « style libre » ? Voilà une vieille tradition française qui habite encore insidieusement les esprits : il n’existe pas de langage sans formes qui lui sont associées, donc on ne peut pas avec un langage harmonique remplir n’importe quoi et n’importe quel type de forme, de discours, d’expression etc… Quant à improviser « librement », on improvise tous librement mais avec des contraintes qu’on a choisies, que l’on maîtrise, que l’on a intégrées. Ce sont donc là des catégories de pensée qu’il faut savoir dépasser, à mon sens.

D.C.

Vous avez été formé en improvisation au Conservatoire de Saint-Maur, au CNSM de Paris. Avez-vous par la suite, vous-même enseigné l’improvisation ?

T. L.

Non, jamais de manière approfondie, toujours de manière extrêmement ponctuelle : donner un cours occasionnellement à l’église de la Trinité, jamais de manière suivie. Mais c’est une activité que je pratiquerai peut-être plus à l’avenir ? Enseignant principalement l’analyse, je me sers souvent de l’improvisation pour faire comprendre en direct telle voie qu’un compositeur a choisi de ne pas prendre dans une œuvre, telle grille harmonique complexe, etc. Cet empirisme, cette intimité avec la matière musicale est absolument irremplaçable pour l’analyste. Et a contrario, enseigner l’improvisation signifie savoir faire usage des outils de l’analyse pour mettre à distance sa pratique, la construire, la projeter par-delà les habitudes.

D.C.

Pouvez-vous considérer que l’improvisation est un art à part entière, puisqu’on l’enseigne et qu’il y a beaucoup de gens qui écrivent sur elle ?

T.L.

Il faudrait développer ce que vous mettez derrière le mot improvisation. On peut entendre le mot improvisation dans un certain cadre, dans un certain type de pratiques bien délimitées, et notamment l’improvisation à l’orgue et ses codes. Mais, en fait, si je réfléchis à l’improvisation dans un sens beaucoup plus large, comme un ensemble de pratiques extrêmement diverses, je pense que dire que c’est un art à part entière serait l’enfermer. Le monde de l’orgue a circonscrit l’improvisation dans un certain nombre de pratiques, par exemple, improviser à la fin d’un concert, d’une messe, accompagner un film, avec toutes les attentes que cela comporte… Il s’agit en fait d’un tout petit bout de l’iceberg de ce qu’est la réalité de l’improvisation. Si on l’enferme dans ce cadre et qu’on veuille lui donner l’étiquette d’Art à part entière on voit bien qu’elle meurt d’elle-même. Elle meurt d’une sorte de confinement ou d’enfermement sur elle-même. Alors que si on relie, aujourd’hui, ces usages à une pratique de l’improvisation beaucoup plus large, du chant sur le livre au free jazz, on brise un certain nombre de catégories du savant, du populaire, du traditionnel, de l’écrit, du non écrit ! On comprend alors que l’improvisation n’est pas un art au sens où on voudrait justement en faire une discipline. Elle est beaucoup plus que cela. Cette réflexion peut donc profiter à l’improvisation à l’orgue : laissons-lui les portes ouvertes, pour continuer d’en faire un lieu d’invention, d’un lieu de création qui ne craint pas de questionner ses codes.

D.C.

Quel statut donnez-vous à l’œuvre improvisée ? Doit-elle disparaître aussi vite qu’elle est née ? Mérite-t-elle l’enregistrement, voir même la retranscription ? Après, peut-on la considérer comme une œuvre qui a été mûrie ?

T. L.

Dans la tradition occidentale, la notion d’œuvre est consubstantiellement liée à la question de l’auteur, d’une part, et de la transmission par l’écriture, d’autre part. Or, en musique, le XXe siècle a vu s’ébranler ces certitudes, si bien que ce concept, cerné de toutes parts, a bien été forcé de s’adapter. Une polyphonie pygmée, sans écriture, sans auteur, est-elle une œuvre ? Une pièce de musique électro-acoustique, sans écriture, est-elle une œuvre ? Une performance d’un collectif d’artistes plasticiens contemporains est-elle une œuvre ? Ainsi, si l’on considère l’improvisation autrement que dotée d’une fonction utilitaire, si on considère la fixation sur un support acoustique ou numérique comme une certaine forme d’écriture, si l’on s’ouvre à l’aspect performatif inhérent à toute œuvre d’art, alors oui, l’improvisation peut recevoir le statut tout autant qu’elle le questionne en profondeur, et ce n’est pas là le moindre de ses mérites !

Pour prendre un exemple précis, certaines improvisations enregistrées par Louis Robilliard, dans les années 80 sont, pour moi, les œuvres les plus importantes « écrites » pour orgue, à cette époque, sans aucun doute. Et, en un certain sens, la preuve en est que pour Valéry Aubertin et pour moi (voire pour d’autres !), ces improvisations ont eu des conséquences dans des œuvres écrites. Replacées dans cette chaîne de transmission, leur statut d’œuvre s’en trouve encore renforcé.

Ensuite vient la question de la retranscription. Le problème de la retranscription est que, évidemment, beaucoup d’improvisations sont vraiment trop moyennes pour être retranscrites et révèlent certaines faiblesses, tout simplement. Ce constat nous aide à prendre du recul sur leur statut en tant qu’œuvres. Je ne me sens pas très concerné par cette question mais peut-être que la manière de m’amener sur ce terrain est d’imaginer si quelqu’un retranscrivait et rejouait une improvisation que j’ai faite et affirmait après un certain temps : « c’est une œuvre de Thomas Lacôte ! » Oui, cela me poserait un problème qu’on veuille y voir une œuvre de même statut que mon œuvre écrite. Il y a une certaine ironie à voir, qu’aujourd’hui Victimae paschali de Tournemire, pour la plupart des organistes, ça représente le compositeur ! C’est un souci ! On voudrait prêter à Tournemire des choses qui ne lui appartiennent pas tout à fait ! Je ne suis pas gêné avec Louis Robilliard parce qu’il n’est pas compositeur et qu’il a une conscience de ce qu’a été cette époque pour lui en tant qu’improvisateur, qu’il a assumé cela comme un acte de création. Dans tous les autres cas, j’avoue que je serais forcément un peu gêné… Entre donner le statut d’œuvre et chercher à retranscrire pour pouvoir donner lieu à des réinterprétations de la pièce, il y a un souci qui est aussi un souci technique et pratique… Dans certains cas, et on peut y voir une sorte d’idéal, l’improvisation permet d’imaginer et de réaliser une musique qui ne peut pas être écrite : toute tentative de retranscription devra nécessairement lui faire rejoindre la sphère du notable, du transmissible, du jouable, et risque bien de la détruire tout à fait.

D.C.

Est-ce que vous considérez que vous avez un style personnel qui vous identifie et pensez-vous que l’improvisateur doit avoir un style personnel ?

T.L.

L’improvisateur doit tendre à une expression qui lui soit propre. Je crois que c’est même un fondement éthique de l’improvisation mais surtout de toute expression artistique. Certes, la tradition de l’improvisation à l’orgue assume l’idée que la création ne se fait pas ex nihilo et improviser, inventer, ne peut se faire sans modèles. Mais encore faut-il aussi s’interroger sur quelle est votre relation au modèle. Qu’est-ce qu’on peut extraire du modèle ? Comment les modèles interagissent en nous les uns avec les autres ? Comment les renouveler au-delà de ceux que nous avons assimilés avec aisance ? C’est dans ce travail qu’une personnalité artistique peut émerger et se construire peu à peu.

Pour ce qui me concerne, je suis peut-être le plus mal placé pour en juger, mais il faut évidemment souligner que c’est aussi dans le « temps arrêté » de la composition que j’ai pu réfléchir sur mes obsessions, mes outils, ma manière d’utiliser l’orgue, autant d’aspects qui ont évidemment des conséquences sur ma pratique d’improvisateur.

D.C.

Thierry Escaich dit qu’à partir du moment où un improvisateur s’exprime dans le langage de son temps, avoir une grammaire propre à soi n’est pas d’une nécessité absolue, du moment qu’il improviserait sur une idée musicale qui se tient, un discours qui a sa cohérence. L’idée du langage lui importait peu, alors que, pour Pierre Pincemaille cet aspect est d’importance, particulièrement en ce qui concerne la personnalité harmonique !

T.L.

Je me souviens très bien de ce que disait Pierre Pincemaille. « Vous apprenez ce langage, qui est un peu le mien et un jour vous aurez votre propre langage » ! Cela a évidemment eu un certain pouvoir sur moi, même si j’ai découvert un peu plus tard que considérer cette question par le biais du langage harmonique n’était pas la seule voie, qu’il fallait absolument l’élargir en réfléchissant au statut de ce paramètre au XXe siècle au-delà des murs des classes d’écriture du Conservatoire ! Cà, Pierre ne le soupçonnait pas… Mais sur le fond il avait raison, c’est une évidence. Et il ne faudrait pas être naïf : bien sûr, notre langue musicale ne nous appartient jamais tout à fait, elle est celle de notre époque, de nos modèles, mais ce n’est pas parce que ce qui nous constitue le plus profondément nous échappe qu’il ne faut pas chercher à le cerner et à en prendre conscience. Je pense justement que, par exemple dans l’enseignement de l’improvisation, c’est un des défis les plus intéressants que de comprendre, comme dans l’enseignement de la composition également, ce qui au début révèle, chez un jeune improvisateur malgré une certaine confusion, certaines choses qui sont : certains refus, certains intérêts, certaines tournures d’esprit et qui peuvent donner lieu à des développements. Et ces développements il faudra essayer de ne pas les masquer par une sorte de style anonyme général. On risquerait de tomber sur de « l’eau tiède »… Je pense qu’il faut essayer de la fuir ! Il faut avoir l’audace de se construire un monde intérieur. La musique avance à ce prix là. Ceux qui sont aujourd’hui nos grands modèles musicaux ont eu cette audace, j’y crois profondément. C’est une sorte d’optimisme qui me porte personnellement, et m’aide à garder une forme d’obstination, une obstination qui se nourrit dans ma lecture d’un certain nombre de grands compositeurs dont j’aperçois la force personnelle.

D.C.

Quand on prépare une improvisation, est-ce qu’on ne trahit pas le fait de l’exercice même?

T.L.

J’ai découvert, petit à petit, par les classes d’improvisation, justement, ce que c’était que « préparer », une notion qui m’était étrangère, avant cela. Préparer, y compris dans l’idée qu’on a un professeur et qu’il faut remplir un cahier des charges, etc… J’ai découvert, aussi, que bien loin d’être un réconfort la préparation pouvait être un énorme piège. C’est-à-dire qu’elle me faisait prendre de la distance avec l’acte que j’accomplissais et une distance qui était, en fait, néfaste. Il y a de bonnes distances mais celles-là, non ! J’ai le souvenir de quelques expériences cruelles où cette sorte de préparation avait complètement détruit le cœur même de ce que j’allais produire.

Préparer, cela peut être se donner des béquilles pour, peu à peu, arriver à une vision intérieure plus précise, plus profonde, plus globale, plus englobante de ce qu’on veut faire. Et à un certain moment, cet exercice de préparation, vous permet de progresser, par la capacité qu’on a de porter en soi plus globalement ce qu’on veut faire avant de commencer. C’est aussi ma pratique assidue de l’analyse qui m’a aussi aidé à porter intérieurement la vision d’une pièce. Je pense que l’analyse doit pouvoir aboutir à cela, également.

C’est René Char qui parle de la « capacité à être un instant soi-même la forme accomplie du poème ». J’y vois une manière de parler à la fois de l’interprète improvisateur, voire du compositeur, porter en soi cette globalité avant qu’elle ne naisse, et comme un guide au fur et à mesure de sa réalisation. Voilà un premier aspect sur cette notion de préparation.

Dans mon expérience récente, les situations peuvent être très diverses : je peux dire, de l’improvisation faite à un récent concert à St Sernin de Toulouse, que je n’avais vraiment aucune espèce d’idée de ce qui allait se passer, avant de mettre les mains sur le clavier. A un autre concert, à la Trinité l’année dernière, j’avais un plan de registration et ce plan était lié à un certain type de transformation du discours musical, mais je savais que ce type de préparation risquait de me faire perdre une sorte d’influx. Et toute cette improvisation a eu pour but de sauvegarder cet influx: ce plan de registration n’était qu’une manière de faire passer un influx à l’intérieur de différents types de moments et de les conduire les uns vers les autres.

Cette notion de préparation peut aussi ouvrir une réflexion qui est extrêmement importante à mon sens pour faire avancer notre « tradition française ». Savoir pourquoi, ou comment « préparer » une improvisation, revient à s’interroger sur ce qui peut être, au point de départ d’une œuvre musicale, ce qui peut constituer l’élément déclencheur, la molécule première. Dans la pratique scholastique de l’improvisation on considère encore (c’est une vision qui est trop circonscrite, devenue terriblement académique !) qu’à la naissance d’une œuvre, il y a essentiellement un thème (une ligne mélodique), et puis bien souvent une forme au sens d’un moule prévisible. Beaucoup de choses se sont cristallisées autour du paradigme du thème (c’est d’ailleurs lui qui est censé garantir dans un concours que le candidat n’est pas en train de réciter une improvisation apprise par cœur, c’est dire l’importance qu’on lui accorde!). Or, une compréhension plus fine de ce qu’est l’invention musicale, par-delà des représentations pseudo-logiques sclérosées, nous montre bien que cela peut-être très différent, bien plus large….Cette focalisation sur le thème reste un cliché trop prégnant, plus ou moins insidieusement dans l’improvisation aujourd’hui. Dans Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy, on voit Françoise Dorléac rentrer dans le magasin de musique de « Monsieur Dame » et annoncer, avec un air exalté: « J’ai trouvé ce matin le thème du troisième mouvement de mon concerto en fa dièse mineur ! Voulez-vous l’entendre ? » Comme si, dans le sens commun, qui était passé dans la culture populaire, trouver une œuvre, c’était en avoir le thème, comme une entité statique et préexistante. Tout cela est lié à une sorte de romance de la composition musicale telle que le construit le 19ème siècle et le début du 20ème. C’est évidemment une simplification, une fiction qu’on ne peut valider. La réflexion sur la notion de thématique s’est tellement enrichie depuis Debussy, pour ne citer que lui, qu’il est temps que l’improvisation à l’orgue questionne ses pratiques et ouvre toutes grandes les portes de la réflexion sur ce sujet.

D.C.

Parlons davantage de la composition à présent, est-elle un besoin pour vous ?

T.L.

Oui, tous les compositeurs disent bien à quel point on peut souffrir quand on compose. Accepter ces souffrances exprime bien un besoin impérieux, de toute évidence, vu l’effort que tout cela implique.

 D.C.

Diriez-vous que vos compositions sont clairement dans la droite ligne de vos improvisations ou l’inverse ? Est-ce qu’il y a une parenté ?

T.L.

Tout cela ne fonctionne pas à sens unique. Mes compositions : je peux utiliser ce terme parce qu’il s’agit d’un certain nombre d’objets qui sont extérieurs à moi maintenant. Mes improvisations, c’est un monde très divers, plus opaque, dont je n’ai pas toujours le souvenir et qui a évolué au gré de mes recherches.

Le terme de recherche, au sens très large, peut englober des pratiques qui sont celles de l’improvisation ou celles de la composition. Je peux aussi me retrouver, dans une même période de temps, à improviser des pièces prospectives et puis d’autres beaucoup plus habituelles. A certains moments, je décide, parce que les conditions concrètes sont réunies et parce que je me sens prêt à cela, à me jeter dans l’improvisation d’une manière qui puisse être celle d’une recherche qui soit directement reliée à des questions de composition du moment. Mais c’est relativement rare finalement. Il y a des moments de conjonction directe et des moments de distance. Cela s’explique aussi par le fait que l’improvisation me permet d’utiliser des idées ou des types d’expressions dont j’ai besoin personnellement, mais que je ne ressens pas la nécessité d’écrire ou des éléments que je considère ne valant pas forcément la peine d’être écrits dans leur état présent. Parfois le rapport entre improvisation et composition peut nécessiter et aider à construire une conception plus fine de ce qu’est une bonne ou une mauvaise idée dans son cadre personnel, de se construire une forme de jugement de valeur vis-à-vis de ses idées, une capacité absolument nécessaire pour un créateur à mon sens. Il faut savoir distinguer ce qui est une idée faible, intéressante, pleine de potentiel ou pas, à enrichir ou pas. Justement, parfois, l’improvisation a besoin d’une quantité d’idées diverses qui fait que certaines sont intéressantes, d’autres pas et que la composition, elle, doit faire le tri.

Dans certains moments précis je m’offre cette liberté, je prends ce risque d’imaginer une improvisation qui puisse être totalement contemporaine d’un certain nombre de mes préoccupations de compositeur. Ce qui signifie donc une improvisation dans laquelle j’élimine beaucoup de choses. Composer, c’est éliminer, c’est choisir. Choisir c’est être capable d’éliminer. Construire ce n’est pas seulement se regarder, c’est aussi s’inventer soi-même en pleine conscience. Construire avec des éléments qui sont peut-être loin de soi au premier abord mais que l’on va conquérir.

D. C.

En improvisant, est-ce que vous avez pu découvrir des éléments qui inspirent et qui suscitent des idées dans vos œuvres ? Et à l’inverse, dans vos œuvres, ne prenez-vous pas des éléments qui vous servent à improviser et à intégrer votre langage courant d’improvisateur?

T.L.

Deux fois oui, spécialement si on comprend bien que, dans ma musique d’orgue, je m’intéresse à un certain nombre de phénomènes acoustiques qui ne peuvent être inventés qu’in situ, donc, dans une pratique de ce qu’est l’improvisation avec ou sans cadre, celui d’avoir un concert, un public etc… Dans les musiques qui ne se sont pas seulement construites par une sorte de spéculation sur l’écriture mais, découvertes sur le lieu, au contact de la matière sonore, il s’agit de découvrir dans le rapport à l’instrument, dans son écoute principalement, un certain nombre de potentiels qui puissent devenir ensuite des éléments de composition. Cette manière de composer, qui échappe à la grammaire de notre système de notation occidentale car elle met en jeu l’interaction des paramètres musicaux, s’adosse donc forcément à l’improvisation au sens large du terme.

A contrario, dans une improvisation, je peux reprendre un certain nombre de principes d’utilisation de l’instrument qui ont été construits posément dans des pièces, décantés, assimilés etc… Pour vous donner un exemple, je suis familier de l’utilisation des anches graves dans une boite expressive, pour leur spectre harmonique complexe. Ces timbres-là ont une capacité à interagir avec beaucoup d’autres timbres de l’orgue, qui me permettent de structurer une sorte de géographie acoustique particulière de l’orgue. Voilà qui, par exemple, peut être le point de départ d’une improvisation, donc ce qui se « prépare ». Vous admettrez qu’on est loin du modèle du thème donné…

DC.

Est-ce que vous avez des tics ou des dispositions qui vous vont bien et qui peuvent, éventuellement, se retrouver dans la composition ?

T.L.

Oui, sûrement, mais ce n’est pas les tics dont je suis le plus fier !

D.C.

Faut-il lutter contre cet état ?

T. L.

Oui, parfois et il faut en tous les cas en avoir conscience, au bout d’un moment, quand les tics deviennent une forme d’automatisme qui remplace une idée plus construite, plus riche etc… En tous les cas cet automatisme gestuel, par exemple, peut être travaillé. Des automatismes me sont venus d’une relation avec des modèles, des gestes qui ressortent plus visiblement dans l’improvisation que dans l’écriture. C’est en tant que tel que l’étude de l’improvisation, chez certains compositeurs, peut aider à comprendre l’embranchement depuis des modèles jusqu’à l’œuvre et que l’œuvre, elle, coupe savamment et de manière construite les liens trop visibles avec ses modèles. Je pense à Tournemire plus spécialement puisque, c’est évident, que dans son langage de compositeur, il se débarrasse d’un certain nombre d’héritages et que l’improvisation, elle, les laisse transparaître.

Ces « tics », ce sont finalement des lieux communs qui sont présents dans mes oreilles et sous mes doigts, ressortant d’une manière plus vive et plus brute parce que l’improvisation oblige à devoir se satisfaire, quelquefois, de la première idée venue. La composition nécessite de ne pas se satisfaire des premières idées venues.

D.C.

Si, durant la composition d’une pièce, vous arrivez à un blocage pour une raison ou une autre. L’improvisateur vient-il à votre secours et débloque t-il la situation ?

T.L.

 Plutôt que d’irruption de l’improvisation, je parlerais plutôt d’irruption du geste, de l’empreinte, au moment où d’autres paramètres plus abstraits, moins incarnés, semblent ne pas fournir de réponse. Je pense que quand on compose, on est en situation d’improvisation, mais sans forcément que cela s’incarne physiquement. En fait quand je compose j’improvise tout le temps, avec mon crayon, ma tête, mon oreille intérieure. Passer d’une idée musicale comme représentation mentale, ou comme portée par l’écriture, à son versant physique, en la transformant en geste, au clavier, en la sentant physiquement, c’est pouvoir lui offrir de nouvelles ressources, de nouveaux champs de déploiement. C’est peut-être chez Stravinsky que je ressens cela le plus concrètement : le médium physique, le rapport intime au clavier y est capital.

D.C.

Composer serait improviser sur le papier ? Que voulez-vous dire ?

T.L.

A toute petite échelle, chaque pas que je mets en avant en composition, chaque manière de se projeter dans le devenir de l’oeuvre, c’est bien selon moi la même matière première que celle de l’improvisateur.

D.C.

Est-ce que vous voulez dire que quand vous commencez une pièce vous n’avez pas la pensée globale de toute la pièce ?

T.L.

Ce n’est pas cela ! Je parle à toute petite échelle. Je suis dans la minute à l’échelle du temps. J’avance d’une mesure, je pose un pas en avant etc… Je suis bien en train d’avancer sans filet. C’est cette pratique de l’invention qui réunit l’improvisation et la composition. Elle ressort bien de l’idée d’improvisation, l’idée de projection, en direct. Cette projection est plus ou moins physique : un compositeur peut improviser une suite à une pièce simplement en la chantonnant, voire comme Philippe Hurel, en faisant du scat, sur une suite d’onomatopées! Hurel est capable d’improviser une section entière, en « scatant » le rythme avant de savoir l’écrire.

De même que Stravinsky disant : voilà le rythme de la danse sacrale, j’ai su le jouer avant de savoir l’écrire. L’improvisation est aussi présente dans ces interstices des gestes de composition. On peut avoir une vision un brin trop idéaliste, trop abstraite, de la composition alors que c’est tout un tas de types de « micro-pratiques » qui permettent d’avancer. C’est un aspect très difficile à cerner, bien sûr, que même l’étude des brouillons ne permet que rarement de révéler.

D.C.

Pour certains, la gageure de l’improvisation c’est de donner l’illusion de l’écrit : est-ce que la gageure pour la composition est de donner la spontanéité de l’improvisation ?

T.L.

Je ne sais pas ce que c’est l’impression d’une œuvre écrite. Je crains que derrière cette expression il y ait le pire, c’est-à-dire le fait de pouvoir reconnaître les codes les plus éculés de ce qui est censé être l’écriture. Je me méfie énormément de cette expression, du fait que l’improvisation puisse aboutir à la ressemblance d’une œuvre écrite, que l’œuvre écrite aboutisse à avoir la sensation d’être improvisée. Je ne suis pas sûr que l’improvisation sonne toujours de manière si naturelle, spontanée, comme un jaillissement. J’ai un doute sur cette idée de l’improvisation comme étant forcément le jaillissement, le naturel… Cet entrecroisement entre les deux pratiques, tel qu’on le conçoit à l’orgue, fait que c’est une intrication, à mon avis, trop profonde pour pouvoir être tranchée de manière si simple. Je m’intéresse aussi à cela, en cours d’analyse, quand mes élèves en viennent à dire : «  voilà une section qui parait plus improvisée ». Qu’est-ce que le style improvisé dans une pièce écrite ? Quels clichés met-on là-dessus ? Est-ce qu’on aurait le langage sans la forme ? Une matière, comme ça, non organisée ? Mais alors, à partir de quel moment le langage s’organise pour fabriquer une forme ? Le serpent se mord la queue… Voilà encore une question qui nous donne surtout l’occasion de nous interroger sur certains paradigmes de pensée, sur certaines catégories toutes faites, bien confortables… mais qu’il faut savoir dépasser tout prix.

D.C.

Comment voyez-vous l’avenir de la composition à l’orgue ? N’allons-nous pas vers du trop écrit, pour tout contrôler, tout gérer comme le pensent certains ? Retournerons-nous à l’inverse vers du plus improvisé dans les compositions futures, des paramètres ou même des sections laissés au libre choix de l’interprète comme cela s’est déjà fait ?

T.L.

Si la question se pose, elle ne se pose pas spécialement à l’orgue. Je pense que cela reste un cliché, quand même, de considérer que la musique contemporaine ne laisse pas de choix aux interprètes. On reste sur l’impression que cet écrit deviendrait plus oppressant, alors qu’il nécessite, d’autant plus, un interprète qui puisse être libre, inventif, et que l’œuvre a besoin de cela ! Il faut aussi savoir qu’un nombre important de compositeurs d’aujourd’hui sont directement issus de la musique non écrite, du jazz, du rock, et que leur écriture en garde bien évidemment des traces. Dans la musique la plus sur-écrite qui soit, comme par exemple chez Brian Ferneyhough, l’intention du compositeur est de mettre l’interprète dans une disposition d’esprit qui soit proche de celle de l’improvisateur. Cette forme de saturation de signes l’oblige, en fait, à être dans une condition psychologique autre qui va créer un son autre, une tension autre dans la manière dont il joue et qui a pour but de retrouver quelque chose qui est de l’ordre de la tension de l’improvisateur, un improvisateur sans filet ! C’est une grande affaire de la musique de notre temps (est-elle encore « contemporaine » ?) de s’intéresser aux limites de notre système de notation, de comprendre et questionner les attendus qu’il porte.  Les mutations dont vous parlez sont donc déjà celles du présent : à nous d’ouvrir les yeux pour savoir les distinguer et en saisir la portée.

D.C.

Comment voyez-vous l’avenir de l’improvisation ?

T.L.

Dans le cadre particulier de la tradition française d’improvisation à l’orgue, la première nécessité est sûrement celle de l’élargissement des modèles, pour enfin faire sauter le blocage qui nous arrime aux quelques compositeurs et improvisateurs de référence depuis 50 ans ou plus. Sinon, le risque est grand de mourir d’étouffement… L’avenir de l’improvisation passe donc par des personnalités plus affirmées, des expressions plus différenciées : elles ne pourront naître que parce qu’elles se seront confrontées à des modèles différents, auront développé leur manière personnelle d’en tirer profit, et accepteront de prendre des risques : on voit là le rôle crucial de la pédagogie ! A partir de là, il me semble que les réflexions ô combien nécessaires sur les questions de diffusion de cette pratique, sur sa place au concert, sur sa capacité à rejoindre le public, en découleront tout naturellement : à vin nouveau, outres neuves !

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