Neuf « Organum » : l’orgue, mesure de toutes choses ?

décembre 2, 2013 § Poster un commentaire

Communication au colloque Xavier Darasse, Toulouse, octobre 2012

Ecrire pour l’orgue. Face à ce défi toujours à relever, Xavier Darasse propose et oppose un titre : Organum. Belle ambigüité de ce terme qui fait de l’orgue l’instrument par excellence, et place la problématique instrumentale au cœur de la question créatrice.

Ecrire pour l’orgue, ce sera donc pour Darasse ne pas le considérer comme lesté d’usages hérités, le débarrasser de ses oripeaux symphoniques ou néo-classiques comme autant de modélisations prêtes à l’emploi, et montrer qu’une connaissance profonde de l’instrument et de son répertoire n’est pas antinomique au désir d’inouï.

Il est de bon ton de considérer aujourd’hui la musique d’orgue de Darasse comme le reflet d’une époque révolue, celle d’un désir d’expérimentation élevé au rang d’idéologie, celle d’un primat absolu de l’écriture d’où l’auditeur et sa conscience agissante seraient exclus,  celle où il fallait être « absolument moderne » quitte à courir le dernier lièvre et s’enfoncer dans l’épigonisme.

Ce n’est pourtant pas ainsi qu’elle est apparue aux oreilles d’un jeune homme de 21 ans, qui cherchait, et qui cherche encore, à comprendre les conditions de l’écriture pour orgue et ainsi tenter d’écrire une musique que lui seul peut faire naître. Les Organum II (1978) et III (1979) –les seuls véritablement accessibles grâce à l’enregistrement de B. Foccroulle- avaient indéniablement une actualité, ne serait-ce que parce qu’ils me parlaient… de moi. Dans ces années où les œuvres de Jean-Pierre Leguay et les improvisations de Louis Robilliard constituaient la crête de l’invention la plus riche et la plus exigeante pour l’orgue dans notre pays, ces deux pièces venaient compléter un paysage, comme un chaînon manquant, et, pour l’essentiel, sans descendance.

Si leurs formes globales semblent s’opposer (parcours en différentes séquences menant vers l’atomisation et le retour de éléments initiaux, dans un cas, et vers une massification gigantesque où l’orgue semble vouloir devenir la cathédrale elle-même, dans l’autre),  les deux pièces sont en quelque sorte complémentaires en ce qu’elles opposent une écriture presque chambriste –Organum II, pensé pour le modeste orgue du Conservatoire de Paris – à un geste puissant aux vastes dimensions –Organum III, qui  sera destiné à la cathédrale de Chartres et à son concours. Organum II travaille en effet à partir de couleurs pures, de jeux seuls : nous sommes à mille lieux d’un traitement symphonique de l’instrument, par masses ou grands plans sonores prédéfinis. Nous sommes également loin de Messiaen qui conçoit ses registrations les plus exploratoires d’abord comme des mélanges inédits de plusieurs jeux. Pourtant, nous n’entendrons pas une « collection de timbres » hétéroclites : l’œuvre, et sa suivante, semblent se mettre en quête de relations acoustiques inédites entre eux. Il s’agit d’offrir à l’écoute autant de tentatives de « com-poser » les timbres : écrire pour l’orgue, ne serait-ce pas écrire l’orgue ?

La première conséquence de cette approche consiste en une science particulière des plans sonores : pour une séquence donnée, chaque plan possède une registration particulière, que l’écriture va fonctionnaliser. Chaque plan est aussi un « lieu », réel de par la disposition du buffet, ou plus métaphoriquement créé par le timbre : c’est toute une topographie de l’orgue qui est inventée. La deuxième implication concerne l’harmonie : sa perception en est profondément bouleversée et renouvelée, car elle peut devenir, en profondeur, fonction du timbre : champ immense pour les inquiets qui pensent que tout a été dit dans ce domaine. Le plus bel exemple n’en est-t-il pas le dernier accord d’Organum II qui traite le champ harmonique principal de l’œuvre, issu de manipulations sérielles, en confiant à l’orgue le soin de le développer au sens presque plastique du terme, donnant à une quarte abstraite fonction de fondamentale spectrale et « multipliant » par un jeu de tierce une autre de ses composantes. Qu’on me pardonne ces explications : il s’agit d’abord d’un moment d’intense poésie.

Quels types de nouvelles relations acoustiques les Organum II et III nous donnent-ils à entendre ? Je vais tâcher d’en mettre en lumière quelques uns.

Il y a d’abord ce que j’aimerais appeler écoute comparative du timbre. Nous en trouvons un exemple dans la première séquence d’Organum II. Il faut évidemment rappeler tout ce que ce moment doit à l’Entrée de la Messe de la Pentecôte d’Olivier Messiaen. Un solo de clairon au pédalier sert de « pivôt » à des registrations hétérogènes réparties sur plusieurs plans sonores. Là où Messiaen les alterne, Darasse les superpose, tout en créant des cycles s’entrecroisant, grâce à la mise en série des jeux du modeste instrument du conservatoire (ses brouillons en témoignent). Le type de perception me semble pourtant voisin : une dialectique du fixe et du variable où compte moins l’identité des jeux que leur différence. Une écoute comparée de différentes versions discographiques de la Messe de la Pentecôte en est sûrement la meilleure preuve. Constatation généraliste un peu facile ? Je ne crois pas : plutôt sillon à creuser s’il s’agit d’écrire pour l’orgue sans « timbrer au forfait » en fermant ses oreilles tout en s’inquiétant de la reproductibilité des idées sonores d’un instrument à l’autre.

Fonds, anches, mixtures : voilà dans sa définition traditionnelle l’orgue dans ses trois entités essentielles. Comment subvertir cette prédéfinition, pour tisser des liens « buissonniers » propres à de fécondes ambiguités ? Organum III, sans s’y appesantir, propose : un puissant ré grave des anches du pédalier laisse place à son spectre harmonique filtré (nous sommes quatre ans après Partiels de Grisey). L’acoustique de la cathédrale filtre l’anche pour n’en garder qu’un substrat, comme par évaporation : le jeu de fonds était déjà présent dans l’anche. Encore fallait-il l’entendre, entendre autre chose qu’un ré : victoire de l’oreille contre l’œil, féconde approche phénoménologique de l’orgue. Geste brut, passager, étranger au propos principal, certes ; mais geste essentiel. Plus loin, au moment de l’embrasement final, ce sont les mixtures qui, par à-coup et par blocs, viendront agir comme « hyper-anches », comme un déplacement supplémentaire dans la cartographie traditionnelle de l’instrument.

Harmonie comme fonction du timbre,  et écoute du spectre des anches se rejoignent dans la troisième séquence d’Organum II : la conjonction des attaques du manuel (registré avec un jeu d’anche de 16 pieds) et du pédalier (registré nazard et tierce seuls) va faire entendre une interaction entre les deux, sans équivalent

dans l’écriture pour orgue à cette époque : les hauteurs non-tempérées des harmoniques naturels du pédalier agissent comme révélateurs du timbre de l’anche, comme si elles le décomposaient, et s’y incluaient en retour. Le compositeur trouve une manière d’agir de l’intérieur sur le son d’un instrument réputé le plus fixe qui soit.

Comment écrire des phénomènes acoustiques aussi fuyants ?  L’étude de quelques-unes des esquisses de ces deux œuvres conservées à la Médiathèque du Conservatoire de Paris  montrent un Darasse plongé dans les manipulations sérielles des hauteurs, rythmes et parfois timbres et attaques, même si ces habitus d’écriture perdent en force dans le monde de la composition musicale en cette fin des années 70. Il y avait là pour un homme de sa génération un présupposé nécessaire à toute invention. L’essentiel, pourtant, n’est peut-être pas là : l’essentiel est sûrement, j’en suis convaincu, l’organum, cette rencontre avec l’instrument, cette capacité à en tirer les moyens de sa propre redéfinition, à le rendre capable de porter  l’idée musicale. A ce titre, les Organum IV (avec percussions), VII (avec voix), VIII (avec cuivres), peuvent être compris comme trois éclairages différents d’un objet unique qui en révèleraient à chaque fois de nouveaux traits par une rencontre avec  l’autre. Quant au neuvième et dernier, il propose comme un ultime retour en arrière une synthèse des situations musicales des II, III et V.

On ne s’y méprendra pas : dans ce très rapide aperçu, j’ai bel et bien parlé non en observateur mais en compositeur, et l’on pourra trouver pour chacun des points que j’ai relevés un prolongement notamment dans mon premier cahier d’Etudes pour orgue (2006-2008). Si le propos de ce colloque n’est  pas celui d’un hommage compassé, j’espère avoir pu montrer comment, sous un œil particulier affrontant des questions qui le dépassent, l’œuvre de Xavier Darasse a pu être féconde.

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